A l’issue des trois ateliers, les enjeux culturels liés aux technologies de la langue semblent pouvoir se répartir en quatre grandes catégories, chacune analysant une fonction différente de la langue à la lumière des outils numériques :
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Les technologies numériques font évoluer la langue
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Les technologies de la langue renforcent l’interaction et l’intégration sociale et favorisent les pratiques culturelles
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Les technologies de la langue favorisent l’accès à et l’enrichissement de la connaissance et la préservation de la langue comme outil et patrimoine culturel
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Les technologies de la langue offrent des réponses à nombre de nouveaux enjeux politiques et économiques.
La compréhension de ces enjeux culturels et de leur reconfiguration par les technologies de la langue semble être un passage obligé politique. Cette étape précède la constitution d’une perspective commune et raisonnée dans laquelle pourraient s’inscrire et vivre ensemble toutes les avancées constatées et à venir dans le domaine des technologies de la langue.
Les technologies numériques font évoluer la langue
L’usage d’une langue conduit inévitablement à ce qu’elle évolue. Sous l’impact des technologies numériques, de nouveaux contextes d’usage ont émergé dans lesquels la langue française est amenée à se diversifier.
On peut considérer que cette diversification se fait traditionnellement selon au moins trois dimensions contextuelles. La première dimension est d’ordre social, la deuxième formelle, et la troisième est proprement technologique puisqu’elle touche aux outils et aux médias.
Suivant le milieu social dans lequel s’inscrit son expression, et suivant le type d’adresse ou d’interaction recherchée que l’on choisit pour son adéquation avec ce milieu, on est amené à privilégier certains codes de langage (comme le niveau de langue, ou la maîtrise d’expressions types) par rapport à d’autres. Par exemple on s’exprime plus ou moins formellement si l’on recherche un contact amical ou professionnel.
Ensuite, suivant la forme choisie pour s’exprimer, s’impose un usage spécifique de la langue. On ne pratique pas exactement le même français à l’écrit qu’à l’oral, et selon que cette forme est vouée à se répéter ou pas. Le texte, la voix et l’image induisent respectivement des pratiques particulières. Par exemple dans le cadre d’un récit, le mode de narration peut être plus direct à l’oral qu’à l’écrit, et ce sans compter sur un éventuel aspect graphique d’un texte mise en forme comme une image (certains poèmes).
Enfin, suivant le média d’expression choisi, que ce média soit de transport sans traitement apparent (ex : téléphone pour la transmission de la voix, ou la lettre manuscrite pour la transmission d’un texte) ou au contraire que ce média implique un traitement de la langue (ex : indexation automatique des pages web, reconnaissance automatique des caractères dans une image en mouvement), la pratique de la langue est adaptée au média. Désormais l’impression d’immédiateté des échanges et de réactivité de l’outil qui nous assiste dans notre expression reconfigure fortement les pratiques habituelles.
L’apport principal de la composante numérique des technologies de la langue consiste en la possibilité nouvelle d’interagir en temps réel avec ce qui est produit « comme immédiatement » par le traitement de sa propre expression. Les systèmes de complétion à la saisie, les correcteurs orthographiques à la demande, les outils de speech-to-text, la reconnaissance de caractères dans des images en vue d’une indexation automatique du document… sont autant de moyens ouvrant à de nouvelles pratiques du français. Ces pratiques sont le résultat de l’intégration par l’usage des possibilités technologiques de ces outils.
Les technologies de la langue renforcent l’interaction et l’intégration sociale et favorisent les pratiques culturelles
Trois éléments principaux de réflexion émergent des ateliers : l’un concerne les réseaux sociaux, l’autre les métiers de la langue et le troisième, l’accès aux biens et pratiques culturelles (création/créativité).
Les réseaux sociaux permettent de relier entre elles des personnes avec des intérêts communs. Le Web présente donc un grand potentiel du point de vue de l’interaction et de l’inclusion sociale, pourvu que le citoyen souhaitant participer à des réseaux sociaux en ligne ait une bonne connaissance du fonctionnement de la Toile et maîtrise suffisamment bien la langue véhiculaire utilisée dans chaque réseau. Les métiers de la langue gardent leur potentiel d’outils au service de la communication. Leur fonction est d’autant plus importante que les technologies de la langue présentes sur le Web permettent une ouverture des frontières de la communication (possibilité de collaboration en ligne entre traducteurs ; forums dédiés à la traduction ; etc.).
Les industries culturelles peuvent s’enrichir et se développer grâce à l’incorporation d’outils multilingues, aussi bien dans leur dimension internationale que dans leur dimension nationale, là où plusieurs communautés linguistiques coexistent au sein du même pays26.
La DGLFLF et le MCC, en créant le dispositif de soutien DICREAM, ont permis des rencontres fructueuses entre le monde de la création et celui de la recherche, entre le monde des technologies de la langue et celui des industries culturelles.
Si les productions issues de ce dispositif de soutien27 restent encore à la pointe de la recherche créative par les dispositifs scéniques et linguistiques qu’elles mettent en œuvre, des pistes intéressantes tant du point de vue du plurilinguisme que de l’accessibilité à des publics handicapés sont ouvertes par les concepts de « sondes ». Il convient de mentionner l’exemple de la sonde Code 04 # 10 code-traduction qui selon Franck Bauchard, directeur de la Chartreuse d’Avignon, explore l’art de la traduction lorsqu’il passe de la culture de l’imprimé aux environnements numériques28.
De tels dispositifs qui favorisent en même temps la rencontre, l’expérimentation et l’observation par les pairs sont à favoriser, tout d’abord au sein des enceintes et institutions créatives soutenues par le ministère de la Culture (par exemple, la Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon) mais aussi celles moins strictement réservées à la culture.
Les technologies de la langue favorisent l’accès à et l’enrichissement de la connaissance et la préservation de la langue comme outil et patrimoine culturel
Les technologies numériques et les nouvelles pratiques du Web ont permis une plus grande distribution de la connaissance, ce qui a considérablement amélioré son accessibilité. Mais ce faisant elles ont conduit à une déconcentration des savoirs. Elles ont permis notamment que des connaissances puissent être produites en dehors des cercles universitaires spécialisés. Toute la problématique traditionnelle de la source et de la référence est depuis en mutation tant l’apport des internautes bénévoles devient de plus en plus important et visible. Ainsi, potentiellement, tout un chacun peut accéder à la connaissance et l’enrichir. Toutefois, ce potentiel ne peut être exploité qu’à travers la maîtrise de la langue selon un contexte spécifique de recherche d’information sur le Web principalement.
De plus, si nous constatons aujourd’hui tant de versions différentes du français selon les situations sociales, les habitudes langagières et les technologies employées, c’est que la langue française est soumise à variation dans le temps comme tout objet historique. Or, le développement massif du numérique est en train de reconfigurer en profondeur les champs de la préservation des patrimoines culturels, aussi bien conceptuellement que technologiquement. Désormais il devient de plus en plus commun de dire que préserver un fonds patrimonial ne consiste pas à laisser dormir les archives sur étagère, mais bien plutôt à les rendre accessibles et intelligibles à tout moment de leur évolution, en faisant évoluer avec elles les moyens de les lire et de les interpréter29.
En ce qui concerne le patrimoine culturel français, la langue française est un de ces moyens de lecture à prendre en compte. Mais c’est un moyen d’accès très spécifique, puisque contrairement à d’autres, il ne semble pas vraiment remplaçable par un autre moyen qui serait susceptible d’être plus contemporain. En fait, là encore le terme « langue française » est trompeur puisqu’il recouvre une multiplicité de versions du français qui apparaissent et se transforment elles-mêmes perpétuellement au fil du temps. En cela la « langue française » peut être vue comme un patrimoine à part entière qu’il faudrait préserver pas forcément pour lui-même, mais en tant qu’outil indispensable à l’intelligibilité de l’ensemble du patrimoine francophone dans toute sa diversité historique.
Les technologies de la langue offrent des réponses à nombre de nouveaux enjeux politiques et économiques
Dans un univers plurilingue ou la mosaïque des langues s’impose à tous dans l’entreprise, sur la toile ou dans la vie quotidienne par les voyages et le tourisme et où le français tient une place à part (1 % de la population mondiale mais 9e langue la plus parlée) les technologies de la langue sont l’élément central de toute politique linguistique. Comme le relève Xavier North dans un entretien30, toute politique doit être « une politique des langues plutôt qu’une politique de la langue ». Il convient en effet d’embrasser la vision de la langue en relation avec les autres, seule façon de ne pas se renfermer sur des visions politiques et idéologiques de la défense ou de la promotion d’une langue.
Seule une telle vision de la politique linguistique permet de répondre aux multiples enjeux non seulement culturels, mais aussi politiques et économiques. Selon Xavier North, il s’agit de « disposer de mémoires de traduction, de corpus parallèles avec d’autres langues, de travaux de terminologie et de leurs équivalents dans d’autres langues ». Et les technologies de la langue sont les outils qui en répondant au double besoin de l’apprentissage et de la traduction permettent de développer une approche multilingue susceptible de renforcer la place du français dans les domaines de la recherche (brevets/rapports), de la vie de l’entreprise (les salariés sont de plus en plus souvent confrontés aux bains linguistiques)31 ou tout simplement de la circulation des hommes et des biens (tourisme ou études par exemple).