Description des scripteurs rhônalpins : hétérogénéité des profils et des pratiques d’écriture

Carole Blondel, Catherine Brissaud et Fanny Rinck

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Carole Blondel, Catherine Brissaud et Fanny Rinck, « Description des scripteurs rhônalpins : hétérogénéité des profils et des pratiques d’écriture », Langues et recherche [En ligne], mis en ligne le 15 novembre 2023, consulté le 08 décembre 2024. URL : https://www.languesetrecherche.fr/130

Nous présentons dans cette partie le profil orthographique et les pratiques d’écriture des enquêtés réinterrogés en 2014, à partir non plus des seules productions écrites mais de l’intégralité de l’enquête complémentaire (dictée et entretien). Etant donné qu’ils ont été sélectionnés sur la base du critère géographique (et avec un taux de perte relativement conséquent au vu des années écoulées depuis l’enquête de l’INSEE en 2011), nous ne disposons pas d’un échantillon représentatif de la population rhônalpine, ce qui nous empêche de rapporter les résultats à des variables sociologiques. Nous commencerons cependant par quelques éléments de présentation de cet échantillon à titre qualitatif, à partir des données de l’INSEE recueillies lors de l’enquête de 2011 (module biographique).

Présentation de l’échantillon

L’échantillon comprend 87 personnes dont 54 % d’hommes et 46 % de femmes. Toutes les tranches d’âge sont représentées, avec une proportion plus importante d’enquêtés âgés de plus de 40 ans, ce que nous expliquons par la difficulté à retrouver les enquêtés les plus jeunes presque quatre ans après l’enquête de l’INSEE (on peut notamment supposer que pour cette tranche d’âge les déménagements sont plus fréquents).

La majorité des enquêtés est née en France, avec seulement 9 personnes nées à l’étranger (Europe du nord : 2 ; Europe du sud : 3 ; Maghreb : 3 ; reste du monde : 1). Les données sociologiques de l’INSEE ne nous permettent malheureusement pas de connaitre précisément le pays d’origine de ces enquêtés. Par ailleurs, nous savons également que seuls 5 enquêtés n’ont pas débuté leur scolarité en France. Nous sommes donc en présence d’un échantillon en grande majorité scolarisé dans un contexte francophone.

Tous les enquêtés ont été scolarisés (les plus âgés sont nés en 1946) et seulement 10 personnes (dont 9 sont nées entre 1946 et 1959) déclarent ne pas avoir de diplôme. 60 % ont obtenu un baccalauréat (général, professionnel ou technique), 45 % ont un bac+2 ou plus ; le niveau d’étude augmente avec les jeunes générations. Nous disposons donc d’un échantillon mixte, âgé de 20 à 68 ans au moment de l’enquête avec une part plus importante de personnes âgées de plus de 40 ans. La majorité a obtenu un diplôme, près de la moitié ayant suivi des études supérieures.

À partir des réponses recueillies aux questions fermées, nous nous intéressons dans la partie suivante aux pratiques de l’écriture au quotidien, manuscrite ou électronique, à la maison et au travail, ainsi qu’au rapport à l’orthographe des enquêtés. Nous regarderons si certaines pratiques ou certains discours (utiliser un ordinateur au travail, déclarer qu’il est facile de ne pas de faire de faute d’orthographe, tenir des discours plutôt moralisateurs sur les personnes qui font des fautes) prédisent de bonnes compétences en orthographe et en morphologie15.

Rapport à l’écrit et usage de l’écriture des enquêtés « haut »

Plusieurs questions avaient trait aux usages de l’écrit, papier et numérique. Les résultats obtenus sont plutôt homogènes : 92 % déclarent écrire quotidiennement sur papier16. Lorsqu’ils écrivent de manière manuscrite, tous les enquêtés déclarent rédiger des textes (par exemple des courriers) y compris de la copie de texte comme des recettes de cuisine mais également des listes (par exemple de courses).

Presque tous les foyers (92 %) que nous avons visités étaient équipés d’au moins un ordinateur17, y compris chez les personnes les plus âgées de l’enquête ou vivant à la campagne. 35 % des enquêtés en possèdent même deux. La fréquence d’utilisation18 chez ceux qui possèdent un ordinateur est également homogène, la majorité (73 %) l’utilisant quotidiennement (plusieurs fois par jour : 47 % et 1 fois par jour : 26 %). L’utilisation d’un ordinateur à la maison est surtout liée à l’utilisation d’internet19 : 88 % l’utilisent pour naviguer et écrire, principalement des emails ou des commentaires dans les réseaux sociaux (64 %).

Si l’utilisation de l’écriture (manuscrite et électronique) à la maison est relativement homogène, c’est au travail en revanche que les usages de l’écriture diffèrent, avec près de la moitié des enquêtés (49 %) qui n’utilisent pas d’ordinateur dans le cadre professionnel20. En revanche, lorsqu’ils en utilisent un, la fréquence d’utilisation est en général très importante (plusieurs fois par jour pour 88 % d’entre eux). Pour autant, les enquêtés qui utilisent un ordinateur dans le cadre de leur travail n’obtiennent pas de meilleurs résultats que les autres en orthographe21 ou en morphologie22. Nous savons pourtant qu’une exposition quotidienne à l’écrit (y compris s’il s’agit d’écriture électronique) favorise les compétences orthographiques (Paveau et Rosier, 2008). Nous supposons que l’absence de lien dans cette enquête entre les compétences à l’écrit des enquêtés et une pratique fréquente de l’écriture, notamment dans le cadre professionnel, lieu important de préjugés (Paveau et Rosier, 2008) où l’orthographe est particulièrement surveillée, provient probablement du bas niveau de difficulté de la dictée. Celle-ci ne propose pas en effet de difficultés suffisantes, notamment en morphologie (cas de base de l’accord du participe passé par exemple), pour que les enquêtés aient eu besoin de faire appel à des règles complexes, demandant mémorisation et connaissance de la langue.

Lien entre performance et discours, entre contradictions et réalité

La dernière partie de l’enquête est constituée du discours des enquêtés, recueilli par l’intermédiaire d’un entretien (questions ouvertes) faisant appel à leurs souvenirs d’apprentissage de l’orthographe, à leur rapport à la langue française et à l’orthographe ainsi qu’au niveau de compétence à l’écrit qu’ils pensent avoir acquis. 83 entretiens ont été réalisés23. Dans cette analyse, nous nous intéressons aux attitudes des enquêtés qui se manifestent dans leurs discours et sont révélatrices de leur rapport à l’écriture et à la norme orthographique.

Entre 1987 et 1989, une enquête réalisée à Grenoble (Millet, Lucci et Billiez, 1990) avait permis de recueillir des discours sur l’orthographe d’adultes ayant un rapport quotidien avec l’écrit (enseignants, secrétaires, etc.). Les enquêtés avaient été interrogés sur leurs souvenirs d’apprentissage, leurs difficultés, et sur leur rapport à l’orthographe et à la norme, lequel apparait notamment dans les discours sur la faute. Le protocole de cette enquête ne prévoyait pas en revanche de production d’écrit, ce qui empêche de comparer les discours et les pratiques effectives. Ainsi, à 25 ans d’écart, nous comparerons les discours sur la faute recueillis par Millet et al. à ceux de l’enquête de 2014.

Rapport à l’orthographe dans les discours des enquêtés

Une grande majorité d’enquêtés semble accorder de l’importance à l’orthographe lorsqu’ils écrivent puisque 80 % affirment qu’ils cherchent toujours à écrire sans faute24. 14 enquêtés (17 %) disent adapter leur degré d’exigence en matière d’orthographe en fonction de leur interlocuteur ou du type d’écrit. 67 % des enquêtés « haut » estiment qu’il est facile pour eux de ne pas faire de fautes quand ils écrivent25. Ce chiffre peut paraitre faible à l’ère du numérique où l’accès aux dictionnaires et outils électroniques est facilité : ont-ils réellement conscience de leurs compétences orthographiques ? Ou se sous-estiment-ils dans leurs discours pour se protéger d’un jugement négatif en cas d’erreurs sur leur dictée ? Nous sommes pourtant loin du compte puisque lorsque l’on regarde le résultat obtenu sur l’intégralité de la dictée, il apparait que seuls 8 enquêtés (9 %) n’ont fait aucune erreur à l’exercice. Même en nuançant leurs discours et en tolérant quelques écarts à la norme, ils ne sont que 38 (44 %) à avoir fait au maximum deux erreurs. Les productions écrites ne vont donc pas nécessairement dans le sens des discours sur la faute et il semble ainsi qu’une partie des enquêtés surestime ses capacités en matière d’orthographe. De plus, les enquêtés qui déclarent qu’il est facile pour eux de ne pas faire de fautes d’orthographe ne sont pas nécessairement ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats en orthographe mais nous observons en revanche un lien significatif avec leurs compétences en morphologie26. Les enquêtés qui pensent ne pas faire de fautes d’orthographe possèdent donc, comme les autres, des zones de faiblesse dans le domaine lexical ; leur sentiment de compétence en orthographe parait davantage provenir d’une bonne connaissance en morphosyntaxe, ce qui leur a effectivement permis d’obtenir, dans la dictée, un bon score dans ce domaine.

Les erreurs produites par les enquêtés qui ont plutôt bien réussi la dictée (deux erreurs maximum) concernent autant l’orthographe lexicale (45 %) que l’orthographe grammaticale (42 %). Les erreurs de lexique portent principalement sur solennel, qui, nous le rappelons, a été particulièrement mal restitué dans les deux enquêtes (voir section 1.2), mais aussi sur les redoublements de consonnes de allumettes et arracher. Nous relevons enfin des erreurs isolées : *pinture, *fillancé, *tuyeau, *rum.

En morphologie, nous constatons quelques erreurs récurrentes sur *ciseaux, *tuyaux, *fiancée, *forts, *plate puis des erreurs isolées : *dégraisse, *bricolages, *rhumes, *a. La plupart des erreurs porte sur l’ajout d’une marque de nombre ou de féminin (pour *fiancée), que nous pouvons imputer, pour certaines, à la situation d’évaluation qui a pu pousser certains enquêtés à une attitude hypercorrective (Paveau et Rosier, 2008) : le « s » ajouté à tuyau, bricolage et rhume. D’autres erreurs relevées comme le marquage en nombre de l’adverbe fort et du nom tuyau, l’absence d’accord de plates ou dégraissent, ou encore l’absence d’accent sur la préposition à peuvent révéler que certaines règles ne sont pas automatisées. Nous nous interrogeons enfin sur les graphies *fiancée (3 occurrences) et *ciseaux (16 occurrences sur 87), qui reflètent peut-être davantage un effet de la fréquence27 de la forme fléchie sur les productions : fiancé que l’on trouve plus fréquemment avec la marque du féminin28 et surtout ciseau plus souvent écrit au pluriel29 (Ortéga et Lété, 2010).

Ainsi, même chez les meilleurs scripteurs, on observe une hétérogénéité dans les erreurs, dont l’origine semble variée : connaissance de la langue, influence de la fréquence ou effet du contexte d’évaluation. Malgré le lien observé entre les compétences en morphologie et le sentiment de maitriser le code écrit, il reste une part d’enquêtés qui semble surestimer ses compétences orthographiques, en faisant l’amalgame entre de bonnes connaissances en morphosyntaxe et une maitrise totale du système orthographique, y compris sur les mots irréguliers dont l’origine rend difficile la prédictibilité de la graphie (consonnes étymologiques, historiques, diacritiques). Ce décalage observé entre les productions et les discours est également révélateur d’un dialogue faussé entre ceux qui pensent savoir alors qu’ils ne maitrisent au mieux qu’une partie du système et ceux qui sont conscients de ne pas maitriser mais qui se savent jugés. Comme le montrent Millet et al (1990), même si la question du rapport à l’orthographe dans notre société reste délicate à définir, les discours font apparaître des contradictions et une tendance à valoriser la norme orthographique.

Rapport à la norme orthographique : classification des types de discours

Les discours recueillis dans le cadre de cette enquête ont finalement permis de faire émerger le rapport que les scripteurs entretiennent avec la norme orthographique, notamment lorsque nous les avons questionnés sur ce qu’ils pensent de l’orthographe du français30, ainsi que sur les images que véhiculent pour eux les personnes qui font des erreurs d’orthographe31. C’est principalement dans les discours sur la faute que les enquêtés se positionnent et révèlent, en creux, leur attitude vis-à-vis de la norme.

Dans les réponses fournies par les enquêtés, trois types de discours émergent : des discours plutôt moralisateurs sur l’orthographe (38 %), des discours plutôt compréhensifs (28 %) et des discours contradictoires ou mitigés de la part d’enquêtés qui déclarent ne pas se positionner sur ces questions (34 %). Nous avons construit ces catégories à partir de faits de discours qui nous ont semblé pertinents et qui permettent de cerner les différentes réactions des personnes interrogées. Dans l’enquête de 1990, Millet et al. avaient également relevé différentes attitudes dans les discours des enquêtés, dont la grande majorité se situait dans ce que les auteurs ont appelé l’« attitude enthousiaste » et l’« attitude contradictoire ». « L’attitude enthousiaste » pourrait être rapprochée des discours à tendance moralisatrice de notre enquête.

Les discours plutôt moralisateurs

32 enquêtés (soit 38 %) ont tenu des discours plutôt moralisateurs et normatifs. Leurs déclarations sont centrées sur l’importance de l’orthographe pour la communication, l’efficacité et la beauté du français. Les notions de correction, de clarté et d’esthétique sont, comme le rappellent Paveau et Rosier (2008), les traits définitoires du français depuis le 17ème siècle dans les représentations de la langue et fondent le « discours puriste ». Deux attitudes existent chez le puriste : une attitude nuancée qui indique les écarts à la norme et réagit à une hypersensibilité à la langue et une attitude réactionnaire qui se donne un rôle de censeur. Nous n’avons pas distingué ces différentes attitudes parmi les enquêtés que nous avons qualifiés de « plutôt moralisateurs », mais nous rejoignons la définition proposée par Paveau et Rosier (2008 : 12) : » le puriste évalue celui qui parle selon sa maitrise de la langue, sous l’angle de la richesse lexicale et de la correction grammaticale. Il cultive la nostalgie par l’idéalisation de pratiques antérieures érigées en modèles devenus inaccessibles. Il juge et condamne souvent, et ses positions relèvent parfois de la conservation exclusive du passé et d’un protectionnisme qui peut aller jusqu’au nationalisme. ». Nous avons en effet relevé que ces enquêtés semblaient entretenir un rapport d’attachement fort à l’orthographe, notamment lorsque les locuteurs justifient une complexité avouée de l’orthographe comme une nécessité pour être efficace.

« […] je pense que c’est une des orthographes les plus compliquées qui soit mais c’est justement ce qui fait sa beauté on va dire, son charme. » (Enquêté 5)
« […] je trouve qu’elle est bonne […] qu’elle est bien faite, elle est très explicite, elle permet de bien s’exprimer. » (Enquêté 3)
« Complexe, mais nous, on a une panoplie de mots qui est fantastique […] ce n’est pas évident d’écrire comme ça, il faut toujours se poser des questions et tout ça. » (Enquêté 9)

Les arguments avancés pour justifier la complexité de l’orthographe et défendre la langue sans réserve, et parfois avec mauvaise foi, avaient déjà été relevés dans l’enquête de 1990 conduite par Millet et al. On trouve également des discours conservateurs et lorsque la question des fautes d’orthographe est abordée, les réactions suscitées sont souvent virulentes :

« […] ça me choque énormément. » (Enquêté 9)
« […] ça m’énerve quand je vois ça. » (Enquêté 42)
« […] ça me scandalise. » (Enquêté 37)

Certains enquêtés tiennent parfois des discours hyper normatifs :

« Voir des fautes […] c’est à la limite du terrorisme » (Enquêté 5)
« Tout dépend ce que c’est, si c’est un ‘s’ quand c’est du pluriel, ça je ne pardonne pas » (Enquêté 17)
« […] moi certaines fautes d’orthographe personnellement ça me fait dresser les cheveux sur la tête. » (Enquêté 73)

La plupart des enquêtés qui adoptent des discours moralisateurs se présentent comme des détenteurs du savoir, allant même jusqu’à déterminer un quota d’erreurs tolérables, un type d’erreurs acceptables ou inacceptables ou encore un âge à partir duquel on ne doit plus faire d’erreurs :

« J’estime qu’à partir de cet âge-là tout le monde doit à peu près savoir écrire correctement » (Enquêté 55)
« Je suis assez sévère pour ça, j’estime qu’il y a des fautes qu’il ne faut pas commettre. […] il y a des fautes grossières que je n’accepte pas. » (Enquêté 63)

On trouve ainsi de nombreux jugements négatifs vis-à-vis du scripteur qui commet des erreurs d’orthographe, ces dernières affectant plus ou moins fortement selon les discours l’image que le scripteur transmet dans ses écrits voire sa crédibilité dans le milieu professionnel. Certains parlent d’impolitesse, comme si les erreurs étaient volontaires ; d’autres d’un manque de sérieux et de crédit :

« Ecrire une lettre, un texto à n’importe qui sans faire de fautes d’orthographe pour moi c’est une marque de respect. » (Enquêté 10)
« […] ça ne fait pas très sérieux » (Enquêté 1)
« Ça peut donner un mauvais a priori sur la personne […] » (Enquêté 57)

Le poids de l’orthographe dans le milieu professionnel revient souvent dans les discours :

« […] ça fait pas très professionnel. » (Enquêté 57)
« Les erreurs d’orthographe c’est un peu rédhibitoire quand on cherche du job. » (Enquêté 31)

On trouve également de nombreuses allusions à un manque de volonté au moment de la scolarité, comme si la responsabilité de faire des fautes d’orthographe était directement imputable aux personnes concernées :

« Il faut avoir de la volonté hein, c’est tout ! » (Enquêté 3)
« Pour moi ils ne veulent pas… c’est la simplicité » (Enquêté 10)
« Je me dis qu’elles n’ont pas forcément bien travaillé à l’école » (Enquêté 24)

Paveau et Rosier (2008) soulignent que cette représentation qui consiste à croire que le travail suffit à rendre l’orthographe naturelle et intuitive est fréquente chez les locuteurs ordinaires comme chez les enseignants. Les discours sur la faute n’échappent pas non plus aux stéréotypes, avec la catégorisation en « classes anthropologiques » (par exemple « les jeunes ») qui sont les stéréotypes les plus ancrés dans la conscience populaire :

« […] c’est une très belle langue qui malheureusement est oubliée […] c’est générationnel » (Enquêté 62)
« C’est un truc qui se perd de plus en plus avec justement tout ce qui est ordinateur et tout ça. » (Enquêté 59)
« Maintenant les jeunes ils savent plus écrire même au lycée, au collège. » (Enquêté 13)
« On va finir par arriver à un jour où les gens se parleront en onomatopées. » (Enquêté 61)

Alors que le parler jeune n’est ni une réalité sociologique ni une réalité linguistique, cette catégorisation permet d’argumenter sur l’évolution du langage et la décadence de la langue. Enfin, certains discours entrent dans l’exagération avec l’argument d’une menace de voir l’écriture alphabétique transformée en écriture phonétique ou la langue prendre la forme d’onomatopées. Pour Paveau et Rosier (2008), ces représentations sont ancrées chez les traditionnalistes et les réfractaires aux réformes.

Nous avons également relevé des références, récurrentes mais imprécises dans les discours, à des textes remplis de fautes ; allusions que Millet et al. (1990 : 58) avaient également constatées : « Il semble […] que la hantise, la véritable phobie de la faute d’orthographe puisse bien entrainer certains à voir des fautes, là où il n’y en a pas, et peut-être aussi à en voir beaucoup, là où il n’y en a qu’une ou deux. ». À l’inverse des discours « plutôt moralisateurs », qui sont puristes et normatifs, nous avons relevé des discours que nous avons qualifiés de « plutôt compréhensifs », dont nous présentons les grandes caractéristiques.

Les discours plutôt compréhensifs

Dans les discours de ces 23 enquêtés (28 % des personnes interrogées), nous ne trouvons pas de jugement sur les personnes. Les enquêtés cherchent davantage à justifier les erreurs d’autrui qu’à accabler leurs auteurs et de fait, les responsabilités sont déplacées sur le système linguistique ou le système éducatif :

« Je n’en pense pas grand-chose parce que moi je peux en faire moi-même. » (Enquêté 13)
« […] ça me met plus en colère par rapport au système d’apprentissage que par rapport à la personne qui fait la faute. Parce que finalement si elle ne sait pas, si elle n’arrive pas à écrire, c’est parce que il y a un problème à la base » (Enquêté 48)

Une des raisons invoquée est la difficulté de la langue française ; puisque la langue est compliquée, il est normal de faire des erreurs d’orthographe :

« C’est très très dur en français l’orthographe. » (Enquêté 25)
« La langue française elle est tellement riche […] elle est tellement dense, on n’aurait pas de toute une vie pour tout survoler. » (Enquêté 22)

Mais c’est surtout l’école et le système éducatif en général qui sont incriminés :

« Ils ont mal été éduqués, ils ont mal été enseignés. » (Enquêté 25)
« C’est pas de leur faute si on leur apprend mal. » (Enquêté 70)
« Au niveau des élèves je pense qu’il y a eu un souci au niveau de l’apprentissage » (Enquêté 43)

On trouve également des discours qui évoquent la fatalité, comme si l’orthographe était innée ou ne l’était pas et que l’on était doué ou on ne l’était pas.

« J’ai toujours eu des séquelles pour l’orthographe et c’est de famille [rires]. » (Enquêté 39)

Dans l’enquête de Millet et al. (1990), ce type de discours était présent chez près de 50 % des enseignants interrogés.

Nous présentons enfin les discours que nous n’avons pas pu classer dans les deux premières catégories, du fait de la présence de nombreuses contradictions.

Les discours mitigés ou contradictoires

La dernière catégorie d’enquêtés tient des discours que l’on peut qualifier de mitigés, voire de contradictoires. Ils sont ainsi 28 (soit 34 % des enquêtés) dont les déclarations ne peuvent être classées ni parmi les discours moralisateurs ni parmi les discours compréhensifs car des représentations diverses s’y entremêlent.

« Rien de mal, j’en fais moi-même, je trouve que c’est tout à fait excusable. Après ça dépend je dirais du taux de fautes et du niveau de la personne […] je me dis la personne elle est vraiment en difficulté, alors soit elle n’en a rien à faire et on la changera pas, soit… et puis ça dépend de l’âge aussi » (Enquêté 40)

Millet et al. (1990) avaient également relevé une « attitude contradictoire » de certains enquêtés, notamment dans les discours des enseignants, qui ont une vision morcelée de l’orthographe, tiraillés entre leur opinion personnelle et leur point de vue de professionnel : « […] pour cette catégorie, l’orthographe en soi n’est ni facile, ni difficile, ce sont les gens qui ont ou qui n’ont pas de difficulté » (Millet et al., 1990 : 21). Ils instaurent dans leurs discours une distance avec l’orthographe en adoptant, le plus souvent, une attitude de consolation ou de résignation :

« Ben je n’en pense pas grand-chose parce que moi je peux en faire moi-même. » (Enquêté 13)
« […] ça m’arrive à moi alors je ne peux pas critiquer […] je ne peux rien dire je ne veux pas me faire incriminer non, je fais du mieux que je peux, on ne peut pas juger. » (Enquêté 14)

Cette position leur permet probablement de se rassurer sur leur propre niveau d’orthographe, en s’imaginant que leur indulgence vis-à-vis des erreurs des autres leur promet moins de sévérité de ces derniers. Mais pour Millet et al. (1990 : 23), cette attitude n’est finalement qu’un renforcement du mythe orthographique : « l’orthographe est à ce point une instance supérieure que personne ne peut atteindre sa perfection ». Ainsi, même si certains déclarent ne rien penser de particulier des erreurs d’orthographe, on trouve cependant de l’ambiguïté dans leurs discours ou une distanciation qui n’est peut-être qu’une façade, comme on peut le percevoir dans l’extrait suivant, qui laisse transparaitre le poids de la norme et le souhait de ne pas la transgresser :

« Ça ne me dérange pas si quelqu’un fait une faute. Après si c’est ma fille, si. » (Enquêté 47)

Certains enquêtés admettent que leur position est contradictoire mais d’autres ne se rendent pas compte qu’ils portent un jugement, ce dernier étant généralement peu flatteur :

« Je ne porte pas de jugement je me dis, l’erreur est humaine et en même temps ça m’interpelle vraiment » (Enquêté 37)
« […] ça peut me choquer, ça dépend du niveau aussi… niveau social de la personne quoi… des fois je me dis oulala hein ! [Enquêteur : et est-ce que vous portez un jugement ?] Non. » (Enquêté 23)

Dans le dernier extrait, l’enquêté 23 aborde la question du niveau social qui permet généralement de la condescendance mais le jugement est néanmoins présent et là encore, peu favorable. Millet et al. (1990) soulignent que le jugement porté sur la faute n’est pas objectif et que la valeur qui lui est attribuée fluctue en fonction de l’humeur et des préjugés : « […] si la faute est permise à certains, pour d’autres la faute reste la faute et ne peut être qu’une marque de bêtise. » (Millet et al., 1990 : 65).

Nous nous sommes ensuite interrogées sur l’existence d’un lien entre le rapport à la norme recueilli dans les discours des enquêtés et leurs compétences orthographiques observées dans la dictée. Nous avons ainsi regardé si les enquêtés qui ont tenu des discours moralisateurs sur la norme sont également ceux qui obtiennent les meilleurs résultats en morphologie, compétence, nous l’avons vu, particulièrement discriminante. Le test montre en effet que ce sont ces enquêtés qui réussissent le mieux la morphologie32, et si les enquêtés plutôt compréhensifs font plutôt partie de ceux qui ont obtenu les moins bons résultats, les scores des enquêtés mitigés sont en revanche hétérogènes. Les enquêtés plutôt moralisateurs sont également ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats sur l’intégralité de la dictée : orthographe lexicale, pseudo-mots et morphologie33.

Ainsi, les enquêtés qui tiennent des discours conservateurs voire normatifs sont meilleurs que les autres en morphologie et obtiennent également de meilleurs scores à la dictée. Ces derniers, probablement davantage sensibilisés à la question de l’orthographe et à son poids social, ont été particulièrement attentifs à la réussite de l’exercice et ils sont effectivement plus compétents. Mais avoir de bonnes connaissances du système orthographique ne signifie pas nécessairement être normatif ou conservateur ; les enquêtés dont les discours sont mitigés ont obtenu des résultats hétérogènes et certains ont très bien réussi l’exercice, notamment sur la morphologie.

Des discours et des pratiques contradictoires

L’analyse des discours sur l’orthographe mise en lien avec les pratiques effectives relevées dans les productions écrites montre que lorsqu’il s’agit d’orthographe, tout n’est pas blanc ou noir. Nous avons en effet constaté que les discours avaient tendance à se construire au fur et à mesure de la discussion et des questions, avec des idées qui évoluent et qui s’affirment voire se contredisent, alors que les entretiens ne durent pour la plupart que quelques minutes. Concernant les questions fermées, les contradictions sont également présentes. Si les enquêtés déclarent, dans un premier temps, être plutôt à l’aise avec l’orthographe puisqu’ils ont peu ou pas de doutes et n’éprouvent que peu ou pas de difficulté lorsqu’ils écrivent (77 % déclarent « non » à la question 1134), 67 % admettent finalement hésiter souvent sur des points particuliers d’orthographe35 lorsqu’ils réfléchissent à leurs difficultés.

Par ailleurs, nous avons relevé une hiérarchisation de la faute dans les discours, avec des « erreurs d’inattention » auxquelles s’opposent les « grosses fautes », « impardonnables », de grammaire. Dans les discours plutôt compréhensifs, les erreurs sont banalisées. Lorsqu’ils abordent la question du type de faute, les enquêtés parlent de petites erreurs sans conséquence, pas de grosses difficultés qui affectent la compréhension : « Ce n’est pas leur faute, ce n’est pas une tare, s’il manque un ‘p’«  (Enquêté 22), à l’inverse des discours plutôt « moralisateurs », nous l’avons vu, qui rentrent dans les extrêmes et les stéréotypes. Malgré l’importance sociale de l’orthographe, notamment dans le milieu professionnel, peu d’enquêtés soulignent que l’on accorde trop d’importance à l’orthographe. Car même si bon nombre s’en défendent, les discours et les réponses des enquêtés tendent à montrer qu’ils ont plutôt une attitude normative, souvent perceptible dès le début de l’entretien. Une grande majorité (80 %) affirme ainsi toujours essayer d’écrire sans faute, quel que soit l’interlocuteur ou le type d’écrit.

Cela rejoint les propos de Millet et al. (1990) qui montrent l’existence d’un tabou lié à la question de l’orthographe, que l’on perçoit notamment par l’absence d’attitude négative. Personne ne critique l’orthographe, ne la juge ouvertement : ce sont les scripteurs qui font des fautes, et ce sont eux que l’on juge. Cette attitude aurait pu s’expliquer par la sélection des enquêtés en 1990, qui étaient tous des professionnels ayant un rapport quotidien avec l’orthographe (enseignants, libraires, secrétaires, etc.) ; mais nous faisons la même observation dans notre corpus, pourtant hétérogène du point de vue des professions et des catégories sociales. Finalement, l’outil n’est pas jugé : il faut s’en accommoder, et, comme le montrent Millet et al. (1990), la contradiction générale qui apparait dans les discours prend la forme d’un renforcement de la norme orthographique. Ce renforcement ne serait alors qu’une solution apportée à la diminution de la sanction orthographique : car si la norme était respectée, il n’y aurait bien évidemment plus de sanction, notamment sociale.

15 La relation entre ces variables a été testée à l’aide du logiciel SPSS. Pour déterminer le niveau de compétences en orthographe ou en morphologie

16 Question 1 : « Écrivez-vous sur papier ? »

17 Question 3 : « Est-ce que vous avez un ordinateur à la maison ? »

18 Question 4 : « À quelle fréquence utilisez-vous votre ordinateur à la maison ? »

19 Question 5 : « Utilisez-vous Internet à la maison ? » et question 5.1 : « Est-ce que vous consultez Internet ? Est-ce que vous écrivez ? Les 2 ? »

20 Question 8 : « Utilisez-vous un ordinateur au travail ? »

21 Les résultats du test statistique effectué ne sont pas significatifs (Khi2 = 0,448 ; p = 0,799)

22 Les résultats du test statistique effectué ne sont pas significatifs ((Khi2 = 1,709 ; p = 0,426)

23 83 entretiens ont été réalisés auprès des 87 enquêtés, les entretiens manquant provenant d’un refus et d’erreurs d’enregistrement.

24 Question 12 : « Cherchez-vous à écrire sans faute ? »

25 Question 17 : « Finalement, est-ce facile pour vous de ne pas faire de fautes ? »

26 Khi2 = 13,014 ; p = 0,001.

27 Indice de fréquence estimée d’Usage (U) pour 1 million de mots obtenu sur la base Manulex-infra, basé sur les tokens (calculs qui prennent en

28 fiancé (U = 0,46) plus fréquent avec la marque du féminin : fiancée (U = 2,10) (Ortéga et Lété, 2010).

29 ciseau (U = 0,76) plus fréquent avec la marque du pluriel (U = 50,81) (Ortéga et Lété, 2010).

30 Question 2 : « Qu’est-ce que vous pensez de l’orthographe du français ? »

31 Question 6 : « Que pensez-vous des personnes qui font des erreurs d’orthographe ? »

32 Khi2 = 12,422 ; p = 0,014

33 Khi2 = 13,185 ; p = 0,01

34 Question 11 : « Vous arrive-t-il d’avoir des doutes, des difficultés, des hésitations sur la façon d’écrire un mot ? »

35 Question 13 : « Est-ce qu’il y a des points particuliers d’orthographe sur lesquels vous hésitez souvent ? »

15 La relation entre ces variables a été testée à l’aide du logiciel SPSS. Pour déterminer le niveau de compétences en orthographe ou en morphologie, nous avons déterminé trois profils (sans faute, une erreur, plus d’une erreur).

16 Question 1 : « Écrivez-vous sur papier ? »

17 Question 3 : « Est-ce que vous avez un ordinateur à la maison ? »

18 Question 4 : « À quelle fréquence utilisez-vous votre ordinateur à la maison ? »

19 Question 5 : « Utilisez-vous Internet à la maison ? » et question 5.1 : « Est-ce que vous consultez Internet ? Est-ce que vous écrivez ? Les 2 ? »

20 Question 8 : « Utilisez-vous un ordinateur au travail ? »

21 Les résultats du test statistique effectué ne sont pas significatifs (Khi2 = 0,448 ; p = 0,799)

22 Les résultats du test statistique effectué ne sont pas significatifs ((Khi2 = 1,709 ; p = 0,426)

23 83 entretiens ont été réalisés auprès des 87 enquêtés, les entretiens manquant provenant d’un refus et d’erreurs d’enregistrement.

24 Question 12 : « Cherchez-vous à écrire sans faute ? »

25 Question 17 : « Finalement, est-ce facile pour vous de ne pas faire de fautes ? »

26 Khi2 = 13,014 ; p = 0,001.

27 Indice de fréquence estimée d’Usage (U) pour 1 million de mots obtenu sur la base Manulex-infra, basé sur les tokens (calculs qui prennent en compte la fréquence réelle des mots dans les textes, soit le nombre de fois où le mot est rencontré), du CP au CM2 (Ortéga et Lété, 2010).

28 fiancé (U = 0,46) plus fréquent avec la marque du féminin : fiancée (U = 2,10) (Ortéga et Lété, 2010).

29 ciseau (U = 0,76) plus fréquent avec la marque du pluriel (U = 50,81) (Ortéga et Lété, 2010).

30 Question 2 : « Qu’est-ce que vous pensez de l’orthographe du français ? »

31 Question 6 : « Que pensez-vous des personnes qui font des erreurs d’orthographe ? »

32 Khi2 = 12,422 ; p = 0,014

33 Khi2 = 13,185 ; p = 0,01

34 Question 11 : « Vous arrive-t-il d’avoir des doutes, des difficultés, des hésitations sur la façon d’écrire un mot ? »

35 Question 13 : « Est-ce qu’il y a des points particuliers d’orthographe sur lesquels vous hésitez souvent ? »

Carole Blondel

Université Grenoble Alpes, LIDILEM, F-38000 Grenoble, France

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Université Grenoble Alpes, LIDILEM, F-38000 Grenoble, France

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