L’internationalisation de l’économie française

Claude Truchot

p. 3-11

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Claude Truchot, « L’internationalisation de l’économie française », Langues et recherche, 08 | 2011, 3-11.

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Claude Truchot, « L’internationalisation de l’économie française », Langues et recherche [En ligne], mis en ligne le 20 novembre 2023, consulté le 10 mai 2024. URL : https://www.languesetrecherche.fr/134

En France, de la fin des années 1940 jusqu’aux années 1980, l’économie est fortement marquée par le rôle de l’État. Il gère alors la majeure partie des services à la population et des pans entiers de l’économie ont été nationalisés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’autres secteurs de l’économie le sont au début des années 1980, il est vrai pour une courte période. L’État influence aussi le secteur privé, notamment par le recours à la planification. Ce rôle de l’État contribue ainsi à donner une assise économique très forte à la langue française. D’autant que les salariés ont un niveau de formation qui ne cesse de s’élever pendant cette période avec la généralisation de l’enseignement secondaire et le développement de l’enseignement supérieur.

L’économie s’est internationalisée à partir des années 1960 suite aux accords de libre-échange sous l’égide du GATT puis de l’OMC qui ont libéré la circulation des capitaux et ont favorisé l’implantation d’entreprises étrangères, principalement américaines. Le Traité de Rome en 1957, créant la Communauté économique européenne, puis les Traités qui ont suivi, ont organisé la libre circulation des biens, des services, des personnes au sein d’un marché commun puis unique rassemblant un nombre croissant de pays. Des entreprises européennes, principalement allemandes, se sont installées en France. Les entreprises françaises se sont implantées en Europe, puis dans d’autres parties du monde.

L’existence d’une économie fortement structurée par l’État explique pour une large part que le processus de privatisation qui a commencé dans les années 1980 ait pu engendrer un nombre important d’entreprises de grande taille. Selon le magazine Forbes, la France comptait en 2000 16 entreprises parmi les 200 plus grandes entreprises mondiales, contre 11 à l’Allemagne par exemple1. Plusieurs de ces entreprises ont pour origine des services publics ou des entreprises nationalisées. Ainsi, dans les années 1990, Renault, régie nationale, est privatisée. Les Télécommunications françaises, administration de l’État, est transformée en entreprise, France Télécom, qui est ensuite privatisée. Plusieurs grandes entreprises privées ont pu acquérir une taille suffisante pour partir à l’assaut du marché mondial parce qu’elles s’appuyaient sur leur assise nationale, mais aussi sur leur implantation dans les pays issus de l’empire colonial (industrie pétrolière, banques).

Ces grandes entreprises comme toutes les multinationales ont de plus en plus investi et créé des emplois à l’étranger et réduit leur base nationale. Elles se sont intégrées dans le processus de fusions, absorptions, acquisitions qui caractérise la mondialisation, soit à leur profit soit à leur détriment. Leur fonctionnement s’est internationalisé, y compris sur le territoire français.

L’autre aspect majeur qui caractérise l’économie française est le taux élevé de pénétration de capitaux étrangers. La France est le pays européen qui accueille le plus d’investissements directs étrangers (57,4 milliards de dollars en 2010 selon la CNUCED). Ces capitaux ne s’investissent pas tous dans la création de filiales d’entreprises étrangères, puisqu’ils contribuent aussi au capital d’entreprises françaises. Mais les groupes étrangers constituent une part importante de l’économie française. Selon l’Insee, en janvier 2007, sur 150 002 entreprises en France, 21 595 appartenaient à des groupes étrangers. Elles employaient 2 002 000 salariés sur 8 226 000, soit 24 % des emplois salariés. Ce qui est significatif également, c’est que les groupes étrangers généraient en 2003 28 % de la valeur ajoutée dans l’industrie et que 60 % de leurs salariés travaillaient dans des entreprises de 100 à 2000 personnes, alors qu’en France la taille moyenne d’une entreprise est de 5 salariés2.

À côté des multinationales d’origine française et des filiales des groupes étrangers en France, le troisième groupe est celui des petites et moyennes (PME) entreprises françaises. Un grand nombre d’entre elles s’intègrent également dans un processus d’internationalisation, parce qu’elles exportent, ou qu’elles importent des biens ou des services, ou simplement parce qu’elles utilisent des outils et techniques qui ne sont pas produits sur le territoire français. On relève en général que le secteur des PME en France est moins important qu’en Allemagne et en Italie et moins tourné vers l’exportation.

Internationalisation des entreprises et questions de langues

Situations

Dans ce contexte d’internationalisation, les entreprises sont inévitablement confrontées à des questions de langues et doivent les traiter. On peut distinguer plusieurs types de situations dans lesquelles ces questions se posent avec une acuité particulière.

  • Fusion d’une entreprise française avec une entreprise étrangère
    Ce fut le cas de celle de Rhone-Poulenc avec le groupe allemand Hoechst en 1999 pour former Aventis. En 2004 Aventis était absorbé par le groupe français Sanofi, pour former Sanofi-Aventis, ce qui a probablement modifié la problématique linguistique.

  • Alliance d’une entreprise française avec une entreprise étrangère
    L’exemple le plus connu est celui de Renault avec Nissan qui s’est effectué par échange de participations croisées. Dans le cas de figure d’une alliance les questions linguistiques se posent avec plus ou moins d’importance selon le niveau d’intégration des deux entreprises. Pour Renault-Nissan, il s’agit plutôt de deux entreprises séparées ayant un sommet dirigeant commun, dont un seul président.

  • Création par un groupe étranger d’une filiale en France
    On peut distinguer plusieurs cas de figure qui peuvent entrainer un traitement différent des questions de langues. Une filiale peut être créée de toutes pièces : c’est le cas de l’usine Toyota implantée près de Valenciennes depuis 1999. Mais souvent un groupe qui veut s’implanter préfère prendre le contrôle d’une entreprise et l’intégrer. Ainsi le groupe français d’assurances AGF a été absorbé par l’allemand Allianz pour devenir Allianz France.
    Les questions de langues se poseront différemment dans une filiale dont l’objectif est de commercialiser des produits sur le marché français, et dans une filiale qui fabrique des biens. Cette dernière entretient des rapports plus nombreux avec la maison mère et avec d’autres filiales dans le monde, alors que la première cherche avant tout à s’intégrer voire à se fondre dans le marché national.

  • Implantation des entreprises françaises à l’étranger
    Les questions qui se posent à elles sont les mêmes que celles qui se posent aux entreprises étrangères qui s’implantent en France. Il convient de vérifier si elles y apportent les mêmes types de réponses.

  • Activités des PME à l’exportation

  • Fonctionnement des PME spécialisées dans l’importation

Métiers, secteurs, pratiques

La problématique linguistique varie considérablement selon les métiers de l’entreprise, par exemple entre la grande distribution et la finance internationale, pour prendre deux cas de figure extrêmes. Elle diffère considérablement selon les secteurs d’une même entreprise, par exemple dans une banque entre les secteurs qui gèrent les rapports à la clientèle française et ceux qui gèrent les actifs internationaux. En contexte international les types de pratiques où des questions de langues se posent sont par exemple les échanges et négociations, les relations siège social/filiales et entre filiales, l’usage d’outils (informatiques), l’information interne (intranet), la communication externe (internet), d’une manière générale la circulation des biens, des services et des personnes. Les personnes les plus concernées sont les dirigeants et les cadres ainsi que leurs collaborateurs directs. Mais le glissement vers d’autres couches de salariés est de plus en plus fréquent, par exemple dans la recherche-développement qui est intégrée à la recherche mondiale et où des équipes rassemblent des salariés d’origine différente3.

Modes de traitement

Les études de terrain et les témoignages montrent que les entreprises accordent un intérêt très limité aux questions de langues. Des pratiques sont souvent adoptées parce qu’elles sont considérées comme « normales », ou allant de soi. Il y a identification de problèmes et adoption de modes de traitement explicites surtout à des moments stratégiques comme lors de fusions ou de création de filiales.

Le cas de figure le plus rare est celui du traitement fondé sur une politique, c’est-à-dire sur des principes, objectifs ou références généralement adoptées par une organisation chaque fois qu’elle est confrontée à des questions de langues, et/ou sur une gestion planifiée de ces questions (la question des modes de traitement est développée dans Truchot, 2009).

Pratiques linguistiques : tendances dominantes

Fonctions et statut du français

Le français est considéré comme la langue normale ou habituelle de travail en France dans la grande majorité des entreprises. C’est le cas dans les entreprises qui ont contribué à l’étude strasbourgeoise du projet DYLAN (Bothorel et al., 2010). On peut rappeler que le français est identifié comme langue maternelle par la très grande majorité de la population selon les sondages et estimations réalisées. C’est la langue de socialisation et d’éducation de la totalité de la population née en France. C’est donc la langue la mieux connue par la majorité des membres du personnel quelle que soit l’entreprise. En principe c’est donc la langue dans laquelle les salariés sont le plus à l’aise pour travailler et dans laquelle ils sont le plus productifs. D’une manière générale le français permet de mettre en rapport l’entreprise et son milieu. Les problèmes qui se posent sont ceux de la connaissance du français, soit par les salariés et dirigeants étrangers, soit par les personnes peu scolarisées (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2006).

L’informatisation et l’automatisation, l’importance prise par l’économie de services ont transformé la nature du travail et fait du langage un instrument de travail à de plus nombreux échelons dans beaucoup d’entreprises. De ce fait, dirigeants et exécutants doivent pouvoir communiquer, ce qui signifie dans la plupart des cas avoir une langue commune et maîtriser suffisamment sa forme standard à l’écrit et à l’oral. Ce renforcement de « la part langagière au travail »4 conforte a priori l’usage de la langue nationale5, donc en France du français. Il signifie aussi qu’en cas d’usage d’une langue étrangère le niveau requis est élevé.

On peut faire le constat aussi que les filiales françaises d’entreprises étrangères, dont la raison d’être est de vendre sur le marché français, s’intègrent à ce marché et utilisent sa langue, à la fois dans la communication externe et dans la communication interne. C’est le cas de WU, pseudo d’une filiale française d’un fabricant d’outils allemand, étudiée dans la partie strasbourgeoise du projet DYLAN (Bothorel Arlette / Chomeri Thiresia, 2009). L’usage du français est plus variable dans d’autres cas de filiales de groupes étrangers : par exemple pour la production de produits ou de services destinés à plusieurs pays.

Le français est utilisé dans des entreprises françaises dans leurs stratégies internationales, mais de manière variable et nettement moins que pendant la période où elles avaient encore une base importante sur le territoire français (Truchot, 2008). Si ces fonctions sont en général reconnues par les dirigeants d’entreprise pour la communication qui relève du territoire national, elles tendent à ne plus l’être dès lors qu’intervient une part d’internationalisation dans la communication. Et dans ce cas la tendance est de passer à l’anglais. Ajoutons que même si le rôle du français est reconnu, il fait l’objet d’une sous-estimation qui peut être mise en rapport avec les représentations négatives attachées au concept de « national », par rapport au concept d’« international », survalorisé. Il doit également être mis en relation avec les modèles anglo-saxons de gestion adoptés dans un grand nombre d’entreprises, notamment les plus grandes. Néanmoins, certaines entreprises qui veulent faire un atout de leur identité française peuvent mettre en évidence leur usage du français. C’est le cas de l’Oréal, par exemple, pour les échanges entre le siège et les entités internationales (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2009). Comme cela a été analysé par Thiresia Chomeri (2010), la PME NAP (pseudo utilisé dans l’étude DYLAN) utilise très majoritairement le français dans le secteur des arts de la table pour nommer les produits qu’elle vend dans le monde. Ces entreprises font aussi un large usage de l’anglais et d’autres langues.

Par ailleurs le français reste bien implanté dans les PME, ces dernières concentrant précisément l’essentiel de leurs moyens sur le territoire français. L’enquête de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris conduite en 2004 établit que 61 % des PME interrogées jugent l’anglais indispensable pour les activités internationales (a fortiori environ 40 % d’entre elles jugent l’usage du français suffisant). Deux tiers des entreprises interrogées considèrent que le français est un atout pour l’image de marque ; elles appartiennent au secteur du textile, des matières premières et des produits alimentaires (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2004).

Le recours à l’anglais véhiculaire

En France, la propagation de l’anglais véhiculaire est actuellement très rapide, même si le niveau atteint n’est pas encore celui qui peut être constaté dans les pays d’Europe du Nord (Millar-Jensen in Truchot, 2009) y compris en Allemagne (Schöpper-Grabbe in Truchot, 2009). Même si la mondialisation et l’internationalisation des entreprises a entraîné l’usage d’autres langues, il semble bien que pour bon nombre de dirigeants d’entreprises implantées en France, l’usage de l’anglais véhiculaire soit la réponse privilégiée, voire unique aux questions de langues qu’ils rencontrent.

Ses fonctions véhiculaires sont surtout développées dans les entreprises multinationales. Mais les PME exportatrices ou importatrices en font aussi un large usage comme langue de leurs échanges, comme le révèle l’enquête du Centre d’études de l’emploi de 2006 qui a porté sur 15 000 salariés d’entreprises de plus de 20 salariés et plus ; elle fait apparaître que 26 % de ces salariés ont un travail impliquant de parler et/ou écrire dans une langue autre que le français, qui est l’anglais dans 89 % des cas (les trois autres langues sont dans 8 % des cas l’allemand, l’espagnol et l’italien). 32 % de ces salariés sont amenés à lire des documents rédigés dans une langue autre que le français, l’anglais le plus souvent (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2007).

Le recours à l’anglais est souvent déterminé, au moins en partie, par des facteurs qui ne sont pas d’ordre pratique. Certains peuvent être considérées comme idéologiques, ou si l’on préfère relever des représentations. C’est le cas de la valorisation de l’international, du « global ». Celle-ci trouve son expression la plus courante dans le choix de dénominations pour l’entreprise, les marques, les produits (branding). En outre beaucoup de sociétés multinationales aspirent à se voir reconnaître le label d’entreprise transnationale ou « globale » (exemples dans Truchot, 2008). Elles se veulent moins identifiables à des pays ou souhaitent ne plus l’être. Elles font alors souvent savoir, sous une forme ou sous une autre, que l’anglais est leur langue officielle ou de travail, la langue de l’entreprise ou du groupe et lui décerne un statut de corporate language.

Le recours à l’anglais peut être déterminé aussi par des facteurs sociaux. La langue anglaise est valorisée dans les milieux dirigeants, de plus en plus souvent passés par des filières de formation anglophones et sont immergés dans la culture d’entreprise américaine. Bien que la question ne soit pas suffisamment documentée, des témoignages montrent que l’exigence de l’anglais dans les offres d’emploi correspond au moins en partie à la définition de profils sociaux. Ces représentations sont confirmées par les études réalisées dans le projet DYLAN qui montrent que l’anglais fait l’objet d’une survalorisation dans le discours des dirigeants (Bothorel et al., 2010).

Il n’est pas étonnant dans ces conditions que l’usage de l’anglais s’élargisse à des activités de l’entreprise qui ne sont pas concernées directement par l’internationalisation des pratiques, ce qui est le cas des documents de travail, outils et postes de travail (Truchot, 2008). Le recours à l’anglais véhiculaire apparaît ainsi pour les échanges d’une part, dans ce qu’on appelle l’environnement de travail d’autre part. Pour ce second cas, les outils de travail requièrent pour leur manipulation la compréhension de l’anglais dans une proportion croissante ; cela concerne les logiciels, bases de données et formulaires en ligne non traduits dans la langue nationale.

Le recours à la langue d’origine

D’autres langues étrangères que l’anglais sont également présentes dans les entreprises françaises et opérant sur le territoire français. On peut repérer au moins deux cas de figure principaux : celui des filiales françaises de groupes étrangers qui continuent à utiliser leur « langue d’origine », et celui des entreprises et groupes français qui ont recours à des langues étrangères dans leurs stratégies internationales et leurs échanges avec d’autres pays.

La langue « d’origine » de l’entreprise est celle de son siège social, celle du pays où elle a été fondée. Son rôle véhiculaire dans l’implantation internationale d’une entreprise est variable. Le domaine d’usage le plus fréquent est la relation entre le siège social et les cadres dirigeant des filiales. Les entreprises multinationales recrutent majoritairement des cadres locaux pour diriger leurs filiales, mais exigent souvent qu’ils connaissent la langue du siège social. Il est rare que la connaissance de la langue d’origine ne soit pas une condition pour gravir les échelons dans la hiérarchie. Cette langue peut être plus largement utilisée si une partie de l’information interne circule dans cette langue, si l’intranet par exemple privilégie son usage. Un certain nombre d’entreprises allemandes avaient assez couramment recours à ces pratiques, il est vrai surtout dans l’Est de la France où elles pouvaient trouver une main d’œuvre connaissant leur langue (voir Truchot, 2008, pour une description du cas d’Adidas-France). Cette présence de l’allemand est en décroissance dans la mesure où beaucoup d’entreprises tendent à se conformer à un modèle standardisé fondé sur l’usage conjoint du français et de l’anglais. En fait la « langue d’origine » la plus présente est l’anglais, notamment dans des entreprises américaines qui sont tentées de lui donner un rôle véhiculaire élargi, voire de généraliser son usage comme le cas de GEMS (General Electric Medical Systems). Mais toutes les entreprises américaines ne suivent pas cette voie (Truchot, 2008).

Autres cas de figure de prise en compte de langues étrangères

Pour ce qui est de l’usage de langues étrangères, il convient de distinguer d’une part la prise en compte par les groupes français des langues des pays dans lesquels ils s’implantent, et d’autre part le recours par les entreprises françaises à des langues étrangères autres que l’anglais dans leurs rapports avec des partenaires et clients à l’étranger. Un exemple de pratiques des entreprises françaises nous est fourni par Michelin qui forme ses collaborateurs avant leur départ à la langue du pays d’expatriation ou pour des missions techniques de plus ou moins longue durée (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2009). De même, Vinci Construction grands projets se définit comme un groupe d’origine française capable de s’adapter aux contextes locaux de culture et de langue :

« En termes de communication, nous utilisons le français dès lors qu’il est compris, partagé et souhaité par nos partenaires, nous pratiquons l’anglais lorsque cette langue a été choisie pour être la langue de notre contrat et nous utilisons les langues locales lorsque nous travaillons avec des pays à faible degré d’ouverture sur le monde occidental »
(Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2009).

Problèmes posés

La responsabilité des directions d’entreprise

Même si les modes de traitement des questions de langues relèvent des circonstances, ou du coup par coup, les décisions sont prises par les directions des entreprises. En particulier, ce sont elles qui imposent l’anglais. C’est le cas dans quatre des cinq entreprises sur lesquelles a porté l’étude de l’équipe strasbourgeoise du projet DYLAN (ces entreprises sont désignées par un pseudo).

Dans la filiale française de la multinationale américaine (WR), le recours à l’anglais est exclusif pour les rapports avec le siège social aux Etats-Unis et avec le siège européen en Allemagne. Les dirigeants américains font pression sur les cadres et ingénieurs français pour élever leur niveau de connaissance et d’usage de l’anglais. Dans la filiale française d’une multinationale allemande (WU) l’usage de l’anglais fait partie de la standardisation des rapports entre le siège allemand et ses filiales dans le monde. Les Allemands font toutefois preuve de pragmatisme et acceptent l’usage de l’allemand, mieux connu des cadres de la filiale dont le siège est installé en Alsace. Dans les deux PME françaises (SOL et NAP), l’usage de l’anglais est imposé par le PDG français. Dans l’une il est imposé sans ménagement. Entretien avec le PDG de NAP :

« – Quand c’est moi qui dirige la réunion j’essaye de parler la langue étrangère donc en général c’est moi qui demande qu’on parle anglais.
– Et comment est-ce reçu par vos collaborateurs ?
– Je n’en sais rien du tout et cela m’est complètement égal. S’ils ne comprennent pas ils n’ont qu’à prendre des cours et regarder la télévision. »
(corpus DYLAN). »

Même dans une entreprise française qui commercialise ses produits en français à l’étranger, l’usage de l’anglais comme langue de travail peut donc être considéré comme normal.

Des choix qui ont des effets négatifs

Dans les échanges, négociations, quelques exemples cités par les observateurs

  • Maîtrise de l’anglais préférée à la compétence professionnelle pour l’embauche d’un collaborateur ou la réalisation d’une tâche

  • Avantage pris dans une négociation par les partenaires qui connaissent le mieux l’anglais, au détriment de l’entreprise dans laquelle cette langue est moins bien connue. Les Français sont souvent en situation d’infériorité avec les anglophones et les ressortissants de pays nordiques. T. Gurrivand en décrit un exemple révélateur6.

General Motors désirant distribuer un véhicule utilitaire, mais ne voulant pas développer un produit propre, fait appel à Renault pour reprendre un de ses modèles en l’adaptant à son marché et à son image de marque (Opel). Une équipe projet est constituée. Elle est formée de vingt collaborateurs de Renault qui effectue 90 % du travail, de trois collaborateurs du bureau d’études anglais Vauxhall représentant GM, et de quelques Allemands. Néanmoins le contrat stipule que la langue de travail sera l’anglais.

« La vingtaine de Français était ainsi obligée de s’exprimer, dans un anglais hésitant, face aux trois anglophones de Vauxhall et ceux-ci, pour défendre les intérêts de General Motors, s’étaient engouffrés dans cette brèche pour s’accaparer une forme de leadership, parfaitement illégitime dans ce partenariat particulier, ce qui mettait l’équipe projet en difficulté sur de multiples éléments. C’était humiliant, en particulier pour le chef de projet qui se sentait dévalorisé par le manque de maîtrise de l’anglais de son équipe, et cela induisait une remise en question permanente du leadership de Renault »

  • Négociation faussée parce qu’elle est présentée dans une langue approximative, mal comprise, dans des termes insuffisamment explicites

  • Image faussée de l’entreprise dans la mesure où l’expression approximative dans une langue peut être assimilée à une compétence insuffisante dans un domaine

Dans l’exécution des tâches

  • Usage d’une langue étrangère : fatigue plus grande, temps plus long mis à l’exécution des tâches. Dans un contexte qui est celui de presque toutes les entreprises où les normes de productivité exigent de plus en plus de rapidité et de précision, les conséquences sont le stress et la souffrance au travail. D’une manière générale, sentiment d’insécurité linguistique, de malaise (sentiment exprimé par la totalité des personnes interrogées dans l’étude DYLAN, à l’exception des PDG français).

D’après l’enquête du Centre d’études de l’emploi de 2006, 22 % des salariés amenés à lire des documents rédigés dans une langue autre que le français (32 % de l’échantillon) déclarent que cela gêne le bon déroulement de leur travail (Délégation générale à la langue française et aux langues de France, 2007)

  • Risques d’erreurs et conséquences : ces risques ont été mis en lumière par l’affaire des surirradiés de l’hôpital d’Épinal, faisant suite à une mauvaise utilisation, au début des années 2000, de la radiothérapie pour des patients atteints de cancer ; une des causes de l’accident évoquée par le rapport de l’IGAS est l’absence de notice d’utilisation du matériel de radiothérapie en français. Ils ont également été mis en évidence par le syndicat de pilotes ALTER ayant déposé une plainte en 2007 contre Air France faisant valoir que l’absence de traduction de certains manuels de pilotes en anglais peut entrainer des erreurs d’interprétation, qui en cas d’urgence pourrait affecter la sécurité des vols.

Conséquences économiques

Baisse de productivité, coûts (voir enquêtes européennes)

Dans les rapports sociaux

  • Discriminations par la langue

  • Fracture dans l’entreprise entre ceux qui maîtrisent l’anglais et parlent souvent plusieurs langues étrangères et le reste du personnel. La fracture linguistique s’ajoute à celles qui sont liées à l’origine sociale et le revenu.

Quelles « bonnes pratiques » ?

Politiques linguistiques d’entreprises

Si des « bonnes pratiques » ne passent pas nécessairement par une politique linguistique d’entreprise, on peut considérer qu’un traitement explicite et fondé sur une politique, c’est-à-dire sur des principes, objectifs ou références généralement adoptées par une organisation chaque fois qu’elle est confrontée à des questions de langues, ainsi que sur une gestion planifiée de ces questions, conduit plutôt à de « bonnes pratiques ». En effet, une entreprise qui met en place une politique linguistique considère qu’en trouvant un équilibre entre les langues utilisées, elle favorise sa cohésion interne, améliore sa productivité, renforce son implantation dans les marchés.

La traduction et l’interprétariat : des outils majeurs

Beaucoup d’entreprises ont recours à la traduction pour adapter des documents, postes et outils de travail à la langue commune des salariés

Exemple de Lilly-France (société américaine, industrie pharmaceutique) :

« Tous les documents et informations en provenance du siège à Indianapolis font systématiquement l’objet d’une traduction-adaptation en français. L’intranet est en anglais, mais celui du site de Strasbourg est en français, ce qui évite les malentendus »
(cité par les Dernières nouvelles d’Alsace, 24 juin 2008).

Il conviendrait d’évaluer le rôle que tient actuellement la traduction dans les entreprises. Il convient d’analyser aussi les raisons pour lesquelles et les cas dans lesquels il lui est préféré le recours à une langue véhiculaire. Pourtant, dans presque tous les cas de figure, il est préférable de procéder à une adaptation linguistique des outils et postes de travail plutôt que de les angliciser. Il est moins coûteux de traduire un logiciel que d’acquérir le niveau de connaissance linguistique nécessaire pour l’utiliser. Les entreprises qui ne le font pas considèrent sans doute que ce sont elles qui supportent le coût de la traduction alors que celui de la formation linguistique est pris en charge par les finances publiques et les individus. Mais ce sont pourtant elles qui vont supporter le coût économique et social d’un travail mal exécuté.

Valorisation du français

Beaucoup de dirigeants d’entreprises et de responsables politiques en France prennent comme modèles la connaissance et l’usage de l’anglais dans les pays du Nord de l’Europe. Le niveau atteint par leurs populations est relativement élevé. L’anglais est fortement implanté dans les entreprises (Truchot, 2008 et publications antérieures). Pourtant ces modèles n’en sont pas. En prônant un modèle qui ramène l’usage du français au territoire français et le réduit aux salariés les moins rémunérés, les dirigeants font un calcul erroné. Il est quand même paradoxal que les pays plus handicapés que la France en raison de la diffusion restreinte de leur langue se trouvent en situation de force. En considérant que le français n’a pas plus de véhicularité que les langues des pays nordiques, les entreprises se privent d’une ressource linguistique majeure, qui certes n’est pas équivalente à l’anglais, mais peut être utilisée dans la communication internationale en de multiples circonstances. De plus, vouloir atteindre en France le niveau acquis par les pays nordiques en anglais est totalement irréaliste, surtout dans une période où l’investissement dans l’enseignement des langues est de plus en plus réduit. La « bonne pratique » est d’appréhender de manière raisonnée l’usage international du français et de gérer son usage en conséquence.

Valorisation de la connaissance des langues étrangères

Une autre bonne pratique consiste à développer l’usage d’autres langues étrangères. Comme les autorités politiques cherchent les moyens de soutenir les efforts d’implantation internationale des PME françaises qui en ont bien besoin, un mode d’intervention efficace que de les aider à former leur personnel aux langues de leurs partenaires étrangers. Dans l’entreprise cela veut dire valoriser les compétences linguistiques des salariés (Entreprise AGR dans le projet Dylan). Une capacité d’initiative doit être reconnue aux membres du personnel de manière à ce qu’ils utilisent au mieux leurs propres compétences plutôt que se couler dans un moule linguistique artificiel. Ainsi les initiatives prises par des salariés italiens pour utiliser le français à l’écrit essentiellement dans des courriels ont été très bien décrites (DESOUTER Cécile, 2009), Scripteurs plurilingues. Quand des Italiens écrivent en français au travail, Roma, Aracne).

Exemples de « bonnes pratiques » à étudier

  • Former à l’identification des questions linguistiques

Lors de la création d’une filiale en Slovénie au début des années 1990, Renault, n’avait pas prévu ou pu prévoir la formation au slovène des Français envoyés sur place :

« C’était la chose la plus difficile, explique un technicien français. On ne pouvait pas s’exprimer, la personne en face de vous ne comprenait pas les termes. Il n’y avait personne pour nous venir en aide. Avant de partir, en France, on m’a dit : vous pouvez prendre des cours. Mais ils n’ont jamais trouvé un professeur. Rien n’est prévu pour les Français pour apprendre le slovène ajoute un autre. Donc ils ont choisi le système selon lequel toute l’usine apprendra le français »
(Tatjana Globokar, « Une expérience française en Slovénie : comprendre un mode communautaire de gestion », in Philippe d’Iribarne (dir.), Cultures et mondialisation, Le Seuil, Paris, 1998, p. 117-135).

La décision d’élargir à l’ensemble du personnel la formation au français relève de l’improvisation. Elle a probablement été couteuse et elle a été mal acceptée par le personnel slovène. Les Français ont fini par apprendre le slovène.

  • Identifier les besoins linguistiques selon les secteurs et les postes et définir le profil linguistique des postes

La désignation des exigences linguistiques est souvent vague et peu opérationnelle : « maîtrise de… », « bilingue… ». Le recours à des descriptions calibrées des niveaux de connaissance comme ceux du CECR peut se révéler pertinent.

  • Utiliser des outils appropriés en matière d’évaluation et de formation linguistiques lors de l’embauche (cas du CECR)

  • Mettre en place une base terminologique / une commission de terminologie dans l’entreprise

Il serait fort utile de disposer d’exemples de recours à l’intercompréhension multilingue dans l’entreprise, et éventuellement de les susciter.

1 http://www.forbes.com, The Global 2000.

2 Insee Première n° 1069, mars 2006 et Tableaux de l’économie française 2008.

3 Bien qu’elles ne concernent pas la France, on se référera sur cette question aux études de Georges Lüdi et de son équipe sur l’industrie

4 Voir notamment BOUTET Josiane (2005), « Au cœur de la nouvelle économie, l’activité langagière, Sociolinguistica », Volume 19, pp. 13-21.

5 Il y a une vingtaine d’années la connaissance du dialecte alsacien était suffisante pour travailler dans une entreprise en Allemagne ; actuellement

6 GURRIVAND Thierry (2009), Intervention au séminaire « Du traitement des langues aux politiques linguistiques dans l’entreprise », Journal de l’École

1 http://www.forbes.com, The Global 2000.

2 Insee Première n° 1069, mars 2006 et Tableaux de l’économie française 2008.

3 Bien qu’elles ne concernent pas la France, on se référera sur cette question aux études de Georges Lüdi et de son équipe sur l’industrie pharmaceutique bâloise (notamment Lüdi G., éd. 2010, Le plurilinguisme au travail, ARBA 22, Uni Basel).

4 Voir notamment BOUTET Josiane (2005), « Au cœur de la nouvelle économie, l’activité langagière, Sociolinguistica », Volume 19, pp. 13-21.

5 Il y a une vingtaine d’années la connaissance du dialecte alsacien était suffisante pour travailler dans une entreprise en Allemagne ; actuellement la connaissance de l’allemand standard est nécessaire.

6 GURRIVAND Thierry (2009), Intervention au séminaire « Du traitement des langues aux politiques linguistiques dans l’entreprise », Journal de l’École de Paris du management, n° 81.

Claude Truchot

Professeur émérite de l’Université de Strasbourg

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