Introduction
Contexte de l’étude
Depuis les années 1990, différentes enquêtes internationales se sont donné pour objectif d’évaluer le niveau de littératie des adultes. Déterminer un niveau de littératie est extrêmement compliqué, la définition même de ce concept renvoyant à une hétérogénéité des compétences visées. Dans la définition de l’OCDE, « aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite, dans la vie courante en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités » (OCDE, 2000), qu’entend-on par le fait d’utiliser de l’information écrite ? La production écrite et la maitrise de l’orthographe en font-elles partie, dans une société de l’écrit numérique où ce sont des compétences attendues et discriminantes ? La polyvalence du concept est soulignée par Jaffré (2004 : 31), qui, au terme de son tour d’horizon de différentes définitions, désigne par littératie « l’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production ». Pourtant, dans les enquêtes internationales, les protocoles ne permettent pas d’évaluer la capacité d’écriture et les compétences orthographiques ne sont jamais sollicitées (Jeantheau, 2015).
Par ailleurs, les protocoles des dernières enquêtes internationales sur la littératie auxquelles la France a participé (IALS1, PIAAC2) et qui la font apparaitre en bas de classement, ont été largement remis en question (Bastyns, 2012 ; Besse et al., 2009 ; Guérin-Pace, 2009). Par exemple, les premiers résultats d’IALS médiatisés pour la France (avant qu’elle ne se retire de l’enquête) avançaient que « trois français sur quatre se situeraient à un niveau tout juste suffisant pour obtenir un emploi semi-qualifié » (Bastyns, 2012 : 26) et que 40 % des français seraient en situation d’illettrisme. Ces résultats peu plausibles remettent en cause la méthodologie utilisée (échantillonnage, conditions de passation des tests, etc.) (Bastyns, 2012) ainsi que la pertinence du test pour l’évaluation des faibles niveaux de compétence. Besse et Guérin-Pace (2009) soulignent en effet le risque de biais important lié à l’utilisation d’un outil d’évaluation unique qui ne prenne pas en compte les compétences individuelles, de manière différenciée. Dans IALS, près de la moitié de la population enquêtée se trouve dans les deux niveaux les plus faibles et très peu dans les niveaux les plus élevés : « en dehors des erreurs de mesure, ceci signifie qu’un grand nombre de personnes très différentes sont regroupées dans ces niveaux les plus bas, et la mesure ainsi constituée apporte peu sur la connaissance des bas niveaux de compétence. » (Besse et Guérin-Pace, 2009 : 18). Bien que très controversée, l’enquête IALS a ainsi permis de prendre conscience en France de certaines faiblesses dans le domaine de l’évaluation des adultes, notamment en matière de méthodologie (Besse et Guérin-Pace, 2002 : 18).
Pour limiter les biais liés à ce type d’étude et ne pas reproduire une comparabilité inégale entre les pays, la France a donc décidé de concevoir sa propre mesure du niveau de littératie de la population. L’enquête sur les usages de l’Information dans la Vie Quotidienne (IVQ) a ainsi été conçue pour mesurer la capacité de la population adulte (âgée de 16 à 65 ans et résidant en France métropolitaine) à communiquer dans les domaines fondamentaux de l’écrit : savoir déchiffrer, savoir écrire, comprendre ce qui est lu, savoir compter. Les tests, dont l’objectif est à la fois quantitatif et qualitatif, doivent permettre d’évaluer le niveau de compétence des Français dans chaque domaine de l’écrit, d’établir une typologie des différentes formes de compétences et de déterminer la proportion d’adultes qui se trouvent en difficulté avec l’écrit dans leur vie quotidienne.
L’enquête IVQ débute par un module d’orientation dont les exercices sont axés sur les compétences en lecture, en compréhension orale et en numératie. Ce premier module permet d’orienter l’enquêté vers un parcours différencié : en fonction de son taux de réussite, il est dirigé soit vers des exercices complexes (module « haut »), soit vers des exercices simples (module « bas »). Le module bas est une originalité de cette enquête puisqu’il teste spécifiquement les compétences d’un public repéré pour ses faibles compétences dans le domaine de l’écrit. Il propose notamment d’évaluer les capacités d’écriture par l’intermédiaire d’une épreuve inédite de dictée. Si la dictée est un exercice scolaire courant, dans l’enseignement primaire notamment, cette pratique d’évaluation reste très rare lorsque l’on cherche à évaluer des adultes (Jeantheau, 2015). Le choix de cet exercice peut être discutable (connotation scolaire et sociale forte, phénomènes linguistiques restreints), malgré les précautions prises par l’INSEE (l’exercice n’a pas été présenté comme une dictée mais comme une liste de courses à établir à l’attention d’un livreur) ; il présente néanmoins l’avantage de pouvoir rendre comparables les productions (avec une relative facilité de codage des réponses) et d’approcher la compétence orthographique d’adultes.
L’épreuve de production écrite : présentation de la dictée IVQ
La dictée proposée dans l’enquête IVQ a été conçue par l’équipe du PsyEf (université Lyon 2) : il s’agit d’une liste de courses3 que les enquêtés4 ont écrite sous la dictée, de manière manuscrite. Elle se compose de mots choisis pour rendre compte des connaissances lexicales, avec des mots courants (ex. tomate, cerise) et des mots rares (ex. solennel, pays). Certains mots comportent des difficultés particulières comme des lettres muettes internes ou finales (ex. rhume, épicerie). Deux accords en nombre permettent également d’évaluer les compétences en morphosyntaxe avec le marquage du pluriel nominal (fromages) et du pluriel verbal (sentent) dans le contexte d’un syntagme nominal incluant une proposition relative (trois fromages qui ne sentent pas fort). Des pseudo-mots ont été ajoutés et présentés comme des noms de marques (ex. anti-rhume « micatol ») ou comme un nom propre pour l’auteur d’un roman (Joc Pévanor). Ils permettent de tester les compétences phonographiques des enquêtés, c’est-à-dire leur capacité à rendre compte de la chaine sonore par les choix effectués à l’écrit, la transcription de ce qu’on entend demandant d’opérer une sélection parmi les correspondances phonie-graphie plausibles en français (ex. micatol, mikatol, mycathole, etc.).
Voici un exemple de dictée produite par un enquêté du module bas interrogé en 2011 :
Figure 1. Exemple de dictée produite par un enquêté du module bas
Dans IVQ 2011, 13763 personnes ont été interrogées à l’échelle nationale. Parmi elles, 16 % ont été dirigées vers le module bas et ont passé l’épreuve de production écrite, ce qui nous permet de disposer d’un corpus de plus de 2000 dictées. Dans la région Rhône-Alpes, 822 personnes ont été interrogées en 2011, et parmi elles 108 personnes ont été dirigées vers le module bas.
L’analyse de la dictée réalisée par les 108 Rhônalpins qui ont passé le module bas5 doit nous permettre de rendre compte des connaissances en orthographe lexicale et en morphologie des personnes repérées dans l’enquête comme étant en potentielle difficulté avec l’écrit. L’enjeu est notamment de déterminer plus finement leur connaissance du principe phonographique du système d’écriture du français en analysant les choix opérés pour transcrire les pseudo-mots. Cependant, si ce corpus permet d’identifier des différences au niveau des compétences orthographiques des personnes repérées en difficulté dans l’enquête, il ne permet pas de comparer leurs productions avec celles des personnes qui n’ont pas été repérées en difficulté en réception (en lecture et en compréhension). Or, être moins bon que les autres dans l’une de ces deux compétences signifie-t-il nécessairement ne pas maitriser l’orthographe ? Et passer avec succès les deux premières épreuves est-il une garantie de maitrise de l’orthographe ? Nous verrons que certains enquêtés dirigés vers le module bas obtiennent de très bons résultats à la dictée. La frontière entre « avoir des difficultés » et « ne pas avoir de difficultés » dans les domaines fondamentaux de l’écrit s’avère difficile à établir. Peut-on en effet qualifier une personne comme étant en difficulté dans les domaines fondamentaux de l’écrit alors qu’elle ne fait aucune erreur dans la dictée ?
Pour répondre à ces questions, une enquête complémentaire à IVQ 2011 a été réalisée en 2014 auprès d’enquêtés qui n’avaient pas été repérés en difficulté en 2011. L’objectif de cette nouvelle enquête, dont nous rendons compte ici, est de disposer d’informations sur l’écrit de personnes ordinaires : sur leurs compétences orthographiques, sur leurs usages et leurs représentations de l’écrit, afin d’éclairer les capacités d’écriture des personnes en difficulté révélées par l’enquête IVQ. Dans cet article, nous différencions les deux corpus en appelant les enquêtés ayant passé le module bas en 2011, enquêtés « bas » et ceux qui ont participé à l’enquête complémentaire en 2014, enquêtés « haut ».
Après avoir présenté les conditions et la méthodologie de l’enquête complémentaire, nous analyserons les productions écrites recueillies dans cette enquête, en lien avec celles d’IVQ. Nous dresserons ensuite un portrait des connaissances orthographiques, des pratiques d’écriture et du rapport à l’orthographe de la population rhônalpine ordinaire, à partir des données obtenues dans l’enquête complémentaire de 2014. En conclusion, la réflexion sera orientée sur la pertinence des items choisis dans cette enquête pour rendre compte de difficultés à l’écrit.
Le projet « Compétences orthographiques des adultes et contextes sociaux d’usage » : une enquête complémentaire à IVQ 2011
Le projet « Compétences orthographiques des adultes et contextes sociaux d’usage » mené dans la région Rhône-Alpes, financé par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), a pour objectif de mieux interpréter les résultats de la dictée produite par les enquêtés repérés en difficulté avec l’écrit (IVQ 2011) et d’évaluer leur particularité en production écrite. Le projet consiste à faire passer cette même dictée aux enquêtés de 2011 qui, suite au module d’orientation d’IVQ 2011, n’avaient pas été considérés en difficulté avec l’écrit et avaient été dirigés vers le module haut (qui ne contient pas d’épreuve de production écrite). Les résultats des deux populations à l’exercice de dictée pourront ainsi être comparés.
Cette post-enquête représente également une opportunité de tester ces personnes sur d’autres difficultés orthographiques que celles de la dictée de l’INSEE et de cerner leurs pratiques d’écriture et leurs représentations de l’orthographe, l’objectif étant de mieux évaluer la particularité des personnes en difficulté en comparant le résultat des deux populations.
Le protocole, conçu au sein du laboratoire LIDILEM à Grenoble et du laboratoire DYSOLA à Rouen6 est constitué de la dictée IVQ à laquelle une trentaine de mots a été ajoutée (rayon « bricolage »)7, et d’un entretien semi-directif qui traite des pratiques d’écriture à la maison et au travail, ainsi que des souvenirs d’apprentissage des personnes interrogées et de leurs représentations de l’orthographe.
Méthode
Afin que nous puissions réaliser l’enquête, l’INSEE nous a fourni les fiches adresses des 311 enquêtés rhônalpins qui avaient donné leur accord en 2011 pour être réinterrogés (adresse du foyer en 2011, nom et année de naissance) : nous en avons retenu 250 sur la base du critère géographique8. Au bout du compte, 87 personnes ont pu être interrogées dans 42 communes des 8 départements de la région Rhône-Alpes.
Les performances orthographiques et phonographiques dans l’épreuve de dictée : comparaison des enquêtés « bas » et « haut »
Nous présentons dans un premier temps, les performances orthographiques des 108 enquêtés « bas » et des 87 enquêtés « haut » sur 16 mots de la dictée : pharmacie – anti – rhume – alcool – épicerie – tomate(s) – pays – cerise(s) – confiture(s) – sel – fromages – sentent – fort – librairie – fiancé – solennel, ainsi que les performances phonographiques sur les 6 pseudo-mots : micatol – sirape – duxe – gobar – joc – pévanor.
Codage des différents items
Ces items ont été codés selon le respect de la forme orthographique pour les mots et le respect de la forme phonographique pour les pseudo-mots. Les deux marques de nombre (le -s de fromages et le -nt de sentent) ont également été comptabilisées. Les items qui, sans déterminant, peuvent porter ou non la marque de pluriel : tomate(s), cerise(s), confiture(s)) pouvaient être écrits soit au pluriel soit au singulier.
Les pourcentages de réussite ont été calculés en fonction du nombre de réponses produites. Nous avons choisi de ne pas prendre en compte les non réponses dans ce calcul, l’absence de graphie ne signifiant pas nécessairement que l’enquêté n’était pas capable de produire une forme correcte. Certains enquêtés ont par exemple écrit tous les produits de la liste de courses sans noter le nom des rayons (pharmacie, épicerie, librairie), ce qui semble davantage provenir d’un choix ou d’une incompréhension de la consigne.
Le critère orthographique pour les mots
Par mesure d’équité, nous n’avons pas pris en compte l’absence d’un accent sur le « e » initial de « épicerie », celui-ci ayant très souvent été transcrit avec une majuscule non accentuée. Nous ne souhaitions pas imputer de « e » accentué (Epicerie = épicerie), tout en considérant comme une graphie erronée les « e » minuscules non accentués (epicerie). En revanche, nous avons considéré comme erronées les adjonctions de diacritiques, accents (*épicèrie, *cérise, *rhûme) ou cédille (*çerises).
Le critère phonographique pour les pseudo-mots
Les pseudo-mots ont été codés selon leur conformité au principe phonographique. Nous présentons, dans le tableau 1, les formes de notre corpus que nous avons retenues comme phonographiquement correctes. Les listes ont été établies à partir des formes produites par les enquêtés « bas », ces derniers ayant produit un plus grand nombre de formes différentes que les enquêtés « haut ».
Tableau 1. Relevé des formes codées comme phonographiquement correctes parmi les graphies proposées par les enquêtés « bas »
SIRAPE |
sirape – cirape – syrape – sirap – sirapeu – cirap – çirape – cirappe – cyrap – cyrape – sirappe – sixrape – syrap |
DUXE |
dux – duxe – duxce – d'uxe – duxs |
GOBAR |
gaubar – gaubard – gaubart – gobar – gobard – gobare – gobarre – gobart – gobbar |
JOC |
joc – jock – jok – jocque – jocques – joke – joq – joque – jauc – jauke – jauque – jauques – jek – jeuq |
PEVANOR |
pevanor – pévanor – pevanord – pévanord – pevanore – pévanore – pévanorre – pevanort – pévanort – pévannor |
Ne disposant pas de données concernant la manière dont les items ont été dictés et notamment sur une éventuelle particularité de prononciation des enquêteurs, nous avons comptabilisé comme acceptables des formes graphiques qui diffèrent de la forme sonore attendue et qui peuvent provenir de la prononciation inhérente à l’enquêteur ou à l’enquêté. Nous avons ainsi accepté la substitution du phonème /ɶ/ ou /ə/ au phonème /ɔ/, très proches, dans micatol : /mikatɶl/ (micateul) et joc : /ʒɶk/ (jek, jeuq).
Par ailleurs, même si certaines formes graphiques sont plus probables que d’autres en français (ex. cirape plutôt que cirap), toutes ont été traitées de la même manière, aucune orthographe ne prédominant pour la graphie de pseudo-mots.
Répartition des scores obtenus à la dictée IVQ
Nous comparons dans la figure 2, les scores obtenus par les enquêtés « bas » et les enquêtés « haut » à la dictée IVQ. La dictée a été notée sur 24 points9, avec 1 point attribué par item réussi (sur les 16 mots et 6 pseudo-mots) et 2 points pour la morphographie (1 point pour le -s de fromages et 1 point pour le -nt de sentent).
Figure 2. Répartition des enquêtés « bas » et « haut » en fonction des scores obtenus à la dictée du module bas
La figure 2 permet d’observer que les performances orthographiques au sein de chaque population sont très différentes. Pour les enquêtés « bas », la dispersion des scores est maximale (de 0 à 24) avec une médiane à 17 sur 24 et quelques très bons scores : un faible niveau de compétences en lecture ou en compréhension (tel que révélé par le test d’orientation) n’affecte donc pas nécessairement les compétences orthographiques évaluées. 33 % des enquêtés « bas » ont en effet obtenu un taux de réussite supérieur à 80 %, avec un score compris entre 20 et 24.
Chez les enquêtés « haut », on observe en revanche moins de dispersion (la note la plus faible, et qui ne concerne qu’un seul enquêté, est de 13 sur 24). La majorité a très bien réussi l’exercice (plus de 80 % de réussite pour 88 % d’entre eux), avec une concentration des scores entre 20 et 24 sur 24, et une médiane à 23 sur 24.
Le test d’orientation a donc permis de repérer les personnes les plus en difficulté avec l’écrit puisqu’aucun enquêté du module haut n’a obtenu de score inférieur à 13 mais la dispersion des scores parmi les enquêtés « bas » est révélatrice d’une réalité multiforme des compétences orthographiques, y compris chez un public repéré en difficulté avec l’écrit.
Il apparait donc nécessaire de proposer un test d’écriture si l’on souhaite évaluer les performances en production d’écrit puisque 33 % des enquêtés repérés en difficulté avec l’écrit ont un profil orthographique identique à 88 % des enquêtés « haut », avec une bonne réussite à la dictée (plus de 80 %). De même, le profil orthographique des 11 enquêtés « haut » qui ont obtenu moins de 80 % de réussite doit être observé attentivement pour voir si les difficultés rencontrées sur cette première partie de la dictée prédisent des difficultés en orthographe lexicale ou en morphographie. Celles-ci relèvent en effet de compétences davantage observables grâce à la partie complémentaire de la dictée qui contient du lexique et des structures syntaxiques plus complexes (voir section 1.4.2).
Classement des mots de la dictée IVQ selon la réussite orthographique
Nous classons à présent les mots de la dictée (hors pseudo-mots) selon leur pourcentage de réussite pour les enquêtés « bas » et « haut ». Pour faciliter la comparaison, les mots sont classés du mieux réussi au moins bien réussi par les enquêtés « bas ».
Figure 3. Proportion de réponses correctes pour les enquêtés « bas » et « haut » et pour chaque mot selon le critère orthographique
Ce graphique nous permet d’observer que, pour les deux populations, les difficultés portent sur les mêmes mots. En effet, ceux qui ont posé le moins de difficulté aux enquêtés sont globalement les mêmes pour les deux populations : les trois mots les mieux réussis sont identiques (confiture – sel – tomate) ainsi que les mots les moins bien restitués (solennel, rhume, fiancé et sentent).
Ce classement montre également que les différences entre les deux populations portent plutôt sur les mots qui sont phonographiquement irréguliers10 ou moins fréquents (rhume, fiancé, solennel). Les mots fréquents (comme fort ou pharmacie qui ont été plutôt bien restitués par les enquêtés « bas ») ainsi que les mots dont les correspondances phonie-graphie sont les plus régulières du corpus (confiture, sel, tomate) sont en effet les mieux réussis par les deux populations, et plus particulièrement chez les enquêtés « haut » (100 % de réussite) ; les erreurs sur l’item fromages, plutôt régulier, portant davantage sur la marque de nombre11.
Nous constatons que le lexique qui pose problème aux personnes les plus en difficulté avec l’écrit (mots peu fréquents ou aux correspondances phonie-graphie irrégulières) semble également poser problème à ceux qui sont plus à l’aise, même si les proportions d’erreurs sont bien inférieures pour ces derniers. Solennel, particulièrement irrégulier, a posé problème à 84 % des enquêtés « bas » et à 50 % des enquêtés « haut ».
Nous observons donc les mêmes fragilités face à l’orthographe parmi les enquêtés des deux populations, même si les difficultés ressortent de manière plus forte chez les enquêtés « bas ».
Classement des pseudo-mots de la dictée selon la réussite phonographique
Selon le même principe que pour les mots, nous avons classé les pseudo-mots selon leur pourcentage de réussite phonographique en distinguant les deux populations. Pour faciliter la comparaison, les pseudo-mots sont classés du mieux réussi au moins bien réussi par les enquêtés « bas ».
Figure 4. Proportion de réponses correctes pour les enquêtés « bas » et « haut » pour chaque pseudo-mot selon le critère phonographique
Chez les enquêtés « haut », les taux de réussite sur les pseudo-mots sont compris entre 89 % et 95 % de réussite, alors que quelques mots obtiennent 100 % de restitution correcte (ex. confiture, voir figure 3). On s’attendrait donc à trouver 100 % de réussite sur les pseudo-mots, mais 8 % des formes proposées chez ces scripteurs, ne sont pas plausibles phonographiquement (ex. *sirabe pour sirape, *micadol pour micatol, *copare pour gobar, *jote pour joc, *lude pour dux, *bivabor pour pévanor). On observe un taux de réussite plus bas sur les pseudo-mots chez les enquêtés interrogés par un des enquêteurs (alors que 6 enquêtés sur les 11 interrogés ont pourtant obtenu de très bons scores à la dictée), ce qui pourrait s’expliquer par la manière dont il a prononcé les items. Certaines erreurs pourraient donc provenir d’un biais du protocole de l’enquête lié à la prononciation de l’enquêteur.
Pour expliquer les résultats des deux populations, plusieurs hypothèses peuvent être avancées. Nous pouvons d’abord supposer qu’il y aurait un impact de la structure syllabique ou du nombre de syllabes sur la réussite. Or sirape et micatol sont les deux pseudo-mots les mieux réussis par les deux populations, alors qu’ils ne présentent pas le même nombre de syllabes. Sirape et gobar, qui possèdent la même structure CV-CVC, sont réussis à respectivement 95 % et 90 % par les enquêtés « haut », 86 % et 75 % par les enquêtés « bas ». Par ailleurs tous les pseudo-mots commencent par une structure CV et se terminent par une structure CVC (sauf dux qui, phonologiquement, possède une structure CVCC). La différence de réussite proviendrait donc plutôt de la composition phonémique de ces pseudo-mots, avec des correspondances phonie-graphie plus faciles à restituer que d’autres, peut-être parce qu’elles sont plus faciles à saisir à l’oral ou parce qu’elles relèvent de schémas plus fréquents à l’écrit.
On peut également évoquer une difficulté liée à la surcharge cognitive, avec notamment en cause la place des pseudo-mots dans la dictée. La dernière phrase (qui est le titre d’un roman et son auteur) cumule les difficultés : Le fiancé solennel de Joc Pévanor, avec deux mots difficiles et deux pseudo-mots à la suite, dont l’un ressemble au prénom « Jacques ».
La différence de résultat entre les deux populations révèle néanmoins que si certains enquêtés « bas » semblent avoir de véritables difficultés d’ordre phonographique (en confondant certains phonèmes comme /i/ vs /e/, /ã/ vs /õ/, /p/ vs /b/, en inversant l’ordre des phonèmes ou en ne restituant pas tous les sons), la plupart possède de bonnes compétences dans ce domaine, le problème à l’écrit se situant davantage sur la connaissance de la norme orthographique.
Compétences orthographiques des enquêtés « haut » : analyse de la partie de l’épreuve portant sur le rayon « bricolage »
Nous présentons enfin les performances orthographiques des 87 enquêtés « haut » sur la partie complémentaire de la dictée. Proposée uniquement aux enquêtés « haut » lors de l’enquête complémentaire de 2014, cette extension de la dictée IVQ contient des difficultés lexicales et morphographiques plus importantes. Nous avons vu que si la dictée initiale avait permis de repérer les personnes les plus en difficulté, les résultats étaient plutôt homogènes chez les enquêtés « haut » (88 % d’entre eux ont obtenu plus de 80 % de réussite à la dictée IVQ). Nous regardons maintenant si le taux de réussite reste identique sur la suite de l’exercice.
Répartition des scores obtenus par les enquêtés « haut » sur la partie complémentaire de la dictée
Pour rendre compte des compétences orthographiques des enquêtés « haut » dans la deuxième partie de la dictée, nous présentons dans un premier temps la répartition des scores obtenus par les 71 enquêtés12 qui ont passé l’intégralité de la dictée complémentaire. Le barème sur 22 points prend en compte l’orthographe lexicale et la morphographie, avec 1 point attribué par item réussi.
Figure 5. Répartition des enquêtés « haut » en fonction des scores obtenus sur la partie complémentaire de la dictée
En ce qui concerne le rayon « bricolage », 79 % des enquêtés « haut » ont obtenu plus de 80 % de réussite (avec un score compris entre 18 et 22). Lorsque l’on compare ce résultat avec celui obtenu sur la première partie de la dictée, on observe une proportion moins élevée de très bons scores (88 % avaient obtenu plus de 80 % de réussite) et des scores plus dispersés, compris entre 6 et 22 malgré une médiane élevée, de 21 sur 22. Par ailleurs, une proportion similaire d’enquêtés a obtenu un score maximal sur les deux parties de la dictée (29 % pour la dictée IVQ et 27 % pour la dictée complémentaire).
Si la proportion d’enquêtés qui n’ont pas rencontré de difficulté particulière avec l’orthographe lexicale et grammaticale des dictées est sensiblement la même, les écarts qui subsistent entre les enquêtés « haut » sont plus importants sur la partie complémentaire de la dictée, avec un résultat moyen plus faible et des difficultés parfois importantes pour quelques enquêtés « haut » (trois scores inférieurs à 10 sur 24) ; ces difficultés n’apparaissaient pas dans la première partie de la dictée. Pour savoir ce qui a posé problème aux enquêtés « haut » dans cette partie complémentaire, nous avons observé les taux de réussite sur chaque mot.
Classement des mots de la dictée complémentaire selon la réussite orthographique
Nous présentons dans la figure 6 les performances orthographiques des 71 enquêtés pour les 22 mots du rayon « bricolage » : bricolage – produits – parfumés – dégraissent – paquets – vis – plates – ciseau – à – bois – normal – boite – allumettes – pince – arracher – clous – pot – peinture – quelques – mètres – tuyau – arrosage. Les pourcentages de réussite ont été calculés en fonction du nombre de réponses produites. Pour plus de lisibilité, les 22 mots de la dictée complémentaire ont été classés selon leur pourcentage de réussite.
Figure 6. Proportion de réponses correctes obtenues par les enquêtés « haut » pour chaque mot selon le critère orthographique
Comme dans la dictée IVQ, nous observons un taux de réussite très élevé sur les mots les plus réguliers (pince, bricolage) et les plus fréquents (bois, deux) du corpus. Les mots sur lesquels nous relevons le plus d’erreurs sont ceux qui comportent des difficultés lexicales (arracher, ciseau, tuyau) ou morphographiques (accord en nombre de plates, allumettes, etc.). Pour voir si les différences de compétences chez les enquêtés « haut » portent sur la morphologie, nous avons observé les marques de nombre attendues, ainsi que les mots sur lesquels le nombre ne doit pas être marqué et qui peuvent poser problème (par exemple l’adverbe fort qui se trouve à proximité d’un verbe au pluriel ou ciseau à bois utilisé ici au singulier).
Compétences en morphologie et comparaison des deux populations
Nous avons évalué la compétence en morphologie des enquêtés « haut » à partir des 11 marques de nombre présentes dans l’intégralité de la dictée, avec l’accord de 6 noms : fromages – produits – paquets – allumettes – clous – mètres, de 2 verbes : sentent – dégraissent, du déterminant quelques et de 2 adjectifs : parfumés – plates. Nous avons également regardé si les enquêtés ont respecté l’absence de marque de nombre pour trois mots (l’adverbe fort et les noms : ciseau – tuyau).
Résultats obtenus par les enquêtés « haut » et « bas » en morphologie
Dans la figure 7, nous comparons le pourcentage de réussite sur la marque de nombre de fromages, sentent et l’absence de marque sur fort (présents dans la partie commune de la dictée pour les deux corpus) avec celui obtenu par les enquêtés du module « bas ». Les taux de réussite (accord en nombre ou absence de marque sur fort) ne concernent que la morphologie et les mots sont classés par ordre de réussite.
Figure 7. Proportion de réponses correctes obtenues en morphologie pour les enquêtés « haut » et « bas ».
Si l’on compare les performances en morphologie des deux populations sur les trois seuls items qui permettent cette comparaison, on remarque que c’est sur l’adverbe fort que les résultats sont les plus proches (91 % pour les « haut » vs 92 % pour les « bas »). Pour les enquêtés « bas », il semble donc plus facile de produire une forme non marquée, la marque de nombre sur le nom et le verbe ayant été plutôt mal restituée. Concernant les deux autres items (l’accord en nombre du nom fromages et du verbe sentent), la différence de performances entre les deux populations est au contraire très nette, notamment sur l’accord du verbe, avec 45 points d’écart entre les enquêtés « haut » (89 % de réussite) et les enquêtés « bas » (44 % de réussite) mais aussi sur celui du nom fromages avec 36 points de différence (93 % vs 57 %). Ces résultats ne permettent pas néanmoins de déterminer les compétences en morphologie pour les enquêtés « bas » qui ont obtenu, comme les enquêtés « haut », de très bons résultats à la dictée IVQ (plus de 80 % de réussite). Ceux-ci (33 % des enquêtés « bas ») ont en effet très bien réussi la morphographie de la dictée, en obtenant 89 % de réussite sur fromages, 95 % de réussite sur sentent et 89 % de réussite sur fort. Si la présence de la marque de pluriel sur le nom fromages et sur le verbe sentent semble être un bon indicateur pour distinguer les personnes qui ont de grandes difficultés en orthographe des autres, ils ne suffisent pas, en revanche, pour cerner les compétences en morphologie des personnes qui ont obtenu de bons résultats à la dictée. Quant à fort, pour lequel un taux de réussite élevé a été constaté, c’est l’absence de marque qui correspond à une réussite mais nous ne pouvons déterminer si celles et ceux qui ont réussi ont eu conscience de ne pas devoir marquer le nombre sur fort, ici adverbe. Cet exemple pourrait constituer un indicateur de compétence s’il pouvait être comparé avec l’accord en nombre de l’item utilisé comme adjectif (ex. trois fromages qui ne sentent pas fort vs trois fromages forts).
Chez les enquêtés « haut », on observe une bonne restitution des marques de nombre dans les constructions simples (avec présence d’un déterminant : les clous, quatre paquets, etc.), mais les résultats baissent lorsqu’il s’agit de tournures complexes où aucun signal ne vient aider au marquage du pluriel : par exemple, le « s » de allumettes dans « une boite d’allumettes » a été produit par seulement 77 % des enquêtés « haut ». Pour Lucci et Millet (1994), ce type d’omission pourrait aussi s’expliquer par la redondance des marques de pluriel à l’écrit qui pousse les scripteurs à négliger les règles d’accord, l’idée de pluralité étant déjà exprimée dans « une boite d’» . Cette hypothèse peut être formulée aussi pour expliquer l’absence de marques de nombre sur arbres dans la Gaule était couverte d’arbres dans une épreuve de dictée réalisée par des élèves de 3e : alors que 96 marques de pluriel sur 98 sont présentes sur arbres dans des arbres sont replantés, on en comptabilise seulement 60 sur 98 dans la Gaule était couverte d’arbres (Brissaud, 2015). L’idée de pluralité exprimée dans « couverte », ainsi que l’absence d’un déterminant qui fonctionnerait comme un signal du pluriel devant arbres, paraissent ainsi entraver le marquage du nombre. Par ailleurs, l’absence d’accord pour tuyau dans « quelques mètres de tuyau » a posé problème à 24 % des enquêtés « haut » qui ont produit tuyau au pluriel en raison peut-être du déterminant quelques dans quelques mètres. Le contexte syntaxique semble donc déterminer la réussite lorsqu’il s’agit de produire des accords en nombre non seulement en fin de scolarité obligatoire mais aussi chez les adultes.
En somme, si la morphographie du pluriel semble être un problème pour près de la moitié des enquêtés » bas », on observe que les compétences des enquêtés « haut » dans ce domaine se distinguent surtout lorsque le marquage du nombre n’est pas facilité par un signal clair. Pour mettre en relief ce phénomène, nous avons établi des profils en morphologie des enquêtés « haut ».
Profil morphographique des enquêtés du module haut
Nous présentons dans la figure 8 le profil morphologique des enquêtés « haut » calculé à partir de leur réussite sur les 11 marques de nombre et les 3 marques du singulier présentées dans la figure 7.
Figure 8. Profil en morphologie des enquêtés « haut »
Les 11 marques de nombre et les 3 marques de singulier ne sont restituées que par moins de la moitié des enquêtés « haut » (47 %). Une grande majorité (76 %) obtient néanmoins plus de 80 % de réussite sur la morphologie, en produisant plus de 10 marques sur les 14 attendues. La morphologie a posé problème à 24 % des enquêtés « haut » et particulièrement à 8 % d’entre eux, qui ont réussi moins de 7 marques sur les 14. A titre d’exemple, nous présentons les erreurs relevées chez un scripteur qui a obtenu un score de 4 sur 14 en morphologie : 3 *fromage qui ne *sente pas fort – 2 *produit *parfumer qui *dégraisse bien – 4 paquets de vis *plate – un *ciseaux – une boite *d’allumette – *quelque mètres de *tuyaux d’arrosage. Ici, le scripteur n’a réussi que des accords en nombre sur des noms : quatre paquets – les clous – *quelque mètres et a respecté l’absence d’accord sur l’adverbe fort.
Les compétences de cet enquêté en morphologie paraissent fragiles : aucun accord réussi sur les verbes, les adjectifs et le déterminant. En orthographe lexicale, la plupart des difficultés a au contraire été surmontée. Les erreurs portent sur les finales muettes de *rhum et *pay, le graphème « ai » dans *librerie et le mot *solannelle, particulièrement mal restitué dans les deux corpus, encore que la phonographie soit ici respectée. Nous relevons également des erreurs phonographiques sur trois des six pseudo-mots (*ciraque, *cobar, *evanord).
La morphologie flexionnelle du nombre a donc posé problème aux deux populations : ce phénomène s’observe surtout chez les enquêtés « bas », mais il est également présent chez les autres enquêtés, particulièrement lorsqu’ils sont en présence de structures syntaxiques complexes où les marques peuvent passer pour redondantes (ex. quatre paquets de vis plates, une boite d’allumettes). La maitrise de cette compétence fonctionne ainsi comme une ligne de partage, d’une part entre les enquêtés « bas » et les enquêtés « haut », d’autre part au sein des enquêtés « haut ». Ces résultats montrent que la morphologie reste une zone de fragilité en orthographe, même chez les meilleurs scripteurs.
Etude de la variation sur les mots et les pseudo-mots dans la dictée IVQ : le choix des scripteurs
Pour analyser plus en détail les réponses erronées des scripteurs, nous avons relevé pour chaque population, le nombre de variantes produites pour chaque mot et pour chaque pseudo-mot (voir section 1). Nous essayons ainsi de voir s’il existe des différences dans les choix graphiques, entre les enquêtés « bas » et les enquêtés « haut ». Pour les mots, le nombre de variantes représente le nombre de formes différentes proposées qui ne respectent pas la norme orthographique : par exemple les graphies *épiceri, *ipisiri représentent deux variantes de épicerie. Nous avons neutralisé les marques de morphologie, en considérant comme une seule variante les formes qui ne diffèrent que d’une marque de nombre (ex. *épiceri, *épiceris = une variante de *épiceri) ou d’une marque de genre (ex. *fiancé, *fiancée = une variante de *fiancé). L’analyse de la morphologie est effectuée indépendamment de l’analyse lexicale. Pour les pseudo-mots, le nombre de variantes représente le nombre de formes proposées qui respectent la forme phonographique attendue : par exemple les graphies micatol, micatole représentent deux variantes de /mikatɔl/.
Nous indiquons pour chaque mot et pseudo-mot, le nombre de réponses erronées (c’est-à-dire qui ne restituent pas la forme orthographique du mot et la forme phonographique du pseudo-mot). Cette information permet d’interpréter les résultats et de se rendre compte de la récurrence des formes proposées. En effet, l’indication du nombre de variantes (sans l’indication du nombre de réponses erronées) ne permet pas de rendre compte de la récurrence des réponses : par exemple, les enquêtés « bas » qui ne connaissaient pas l’orthographe de sel ont proposé 8 graphies différentes de ce mot (ex. *cel, *sell, *sl) alors que pour pharmacie, 19 variantes ont été relevées. L’indication du nombre d’erreurs (9 erreurs pour sel et 25 pour pharmacie) nous permet de constater que si les réponses erronées proposées pour sel ne sont pas récurrentes, elles le sont davantage pour pharmacie.
Pour pouvoir comparer la variation dans les deux corpus, le nombre de réponses erronées est ramené à un pourcentage calculé en fonction du nombre total de réponses.
Variation observée sur les mots
Nous présentons dans le tableau 2, la variation observée sur chaque mot de la dictée IVQ pour les enquêtés « bas » et « haut ». Les items sont présentés selon leur ordre d’apparition dans la dictée.
Tableau 2. Relevé de la variation sur les mots, observée d’après les réponses erronées dans les deux corpus
mots |
nombre de variantes enquêtés ‘bas’ |
réponses erronées enquêtés ‘bas’ |
nombre de variantes enquêtés ‘haut’ |
réponses erronées enquêtés ‘haut’ |
pharmacie |
19 |
25 (24%) |
1 |
1 (1%) |
anti |
19 |
45 (43%) |
1 |
2 (2%) |
rhume |
15 |
50 (48%) |
4 |
13 (15%) |
alcool |
22 |
38 (36%) |
2 |
4 (5%) |
épicerie |
29 |
35 (35%) |
2 |
2 (2%) |
tomate(s) |
8 |
10 (9%) |
0 |
0 |
pays |
10 |
27 (29%) |
2 |
4 (5%) |
confiture |
10 |
10 (9%) |
0 |
0 |
cerise(s) |
20 |
33 (32%) |
4 |
4 (5%) |
sel |
8 |
9 (8%) |
0 |
0 |
fromage(s) |
9 |
12 (11%) |
0 |
0 |
sente(nt) |
13 |
22 (22%) |
1 |
1 (1%) |
fort |
9 |
20 (19%) |
1 |
1 (1%) |
librairie |
27 |
44 (43%) |
2 |
6 (7%) |
fiancé |
29 |
48 (46%) |
8 |
8 (9%) |
solennel |
37 |
87 (82%) |
10 |
42 (48%) |
Lorsque les enquêtés du module bas ne connaissent pas l’orthographe d’un mot, la variation peut être très importante, notamment sur les mots de la dictée qui sont les moins fréquents (ex. solennel) ou les moins réguliers (ex. rhume, fiancé). Les erreurs peuvent porter sur toutes les correspondances phonie-graphie, ce qui multiplie les possibilités de graphie (ex. *fillancé, *fioncé, *fiencé, *fiensé). À l’inverse, même lorsque les erreurs sont importantes chez les enquêtés « haut », la variation reste peu importante. Par exemple, solennel, dont le taux d’erreurs approche les 50 % chez les enquêtés « haut », n’a été écrit que de 10 manières différentes alors que chez les enquêtés « bas » 37 graphies différentes ont été proposées.
Chez les enquêtés « haut », les erreurs sont principalement orthographiques, et portent sur une difficulté précise, ce qui limite la variation : pour librairie par exemple, les erreurs portent sur la transcription du phonème /e/ (*librerie, *librérie), le « e » muet final étant systématiquement noté. Chez les enquêtés « bas » en revanche, nous relevons également des erreurs sur le « e » muet final du suffixe « ie » (*librairi, *libreri) pour les formes qui restituent néanmoins la forme sonore du mot. Sur les autres graphies relevées, qui sont incorrectes sur le plan phonographique, nous constatons des confusions sur le phonème /b/ transcrit « p » ou « v » (*liprerie, *livreri), des omissions de phonèmes (*libairie, *librere) ainsi que des formes qui cumulent les erreurs (*liphagi, *mipari, *epréi).
Variation observée sur les pseudo-mots
Pour les pseudo-mots, il était attendu du scripteur qu’il transcrive la forme sonore entendue en choisissant parmi les correspondances phonie-graphie du français. Certains phonèmes acceptaient donc plusieurs graphèmes (ex. /i/ : « i », « y ») alors que d’autres ne pouvaient être transcrits que d’une seule manière (ex. /m/ à l’initiale : « m »). Dans le tableau 3, nous présentons la variation sur les formes phonographiquement acceptées pour les pseudo-mots13.
Tableau 3. Relevé de la variation sur les pseudo-mots dont la forme est phonographiquement correcte dans les deux corpus
pseudo-mots |
nombre de variantes acceptées enquêtés ‘bas’ |
réponses acceptées enquêtés ‘bas’ |
nombre de variantes acceptées enquêtés ‘haut’ |
réponses acceptées enquêtés ‘haut’ |
micatole |
16 |
87 (82%) |
8 |
81 (94%) |
sirape |
13 |
90 (86%) |
9 |
82 (95%) |
dux |
5 |
71 (68%) |
4 |
76 (92%) |
gobar |
9 |
79 (75%) |
11 |
78 (90%) |
joc |
15 |
79 (73%) |
10 |
78 (90%) |
pévanor |
12 |
64 (60%) |
9 |
77 (89%) |
Pour les pseudo-mots, les possibilités de variantes sont importantes (choix différents de graphèmes, redoublements de consonnes, ajout de lettres muettes, segmentation). Excepté pour gobar, on trouve davantage de formes graphiques différentes chez les enquêtés « bas ». Micatole par exemple a suscité deux fois plus de propositions chez les enquêtés « bas » (16 graphies différentes contre 8 chez les enquêtés « haut »). Cela étant, on relève peu d’écart dans le nombre de réponses acceptées sur le plan phonographique dans les deux populations et les taux de réussite sur les pseudo-mots chez les enquêtés « bas » sont plus proches de ceux des enquêtés « haut » que pour les mots de la dictée IVQ14. Nous avons effectivement montré (Blondel, Brissaud, Rinck, 2016) que la prise en compte du critère phonographique sur les mots de la dictée (ex. la graphie *épisserie acceptée du point de vue phonographique) faisait augmenter de manière nette les taux de réussite, notamment sur les mots les moins bien restitués (car peu fréquents et moins réguliers). Par exemple, le taux de réussite sur solennel passe ainsi de 19 % (avec la prise en compte du critère orthographique) à 65 % (quand on ajoute la prise en compte du critère phonographique).
L’analyse des formes récurrentes proposées dans le tableau 4, nous permet de voir si les enquêtés « bas » et les enquêtés « haut » ont fait les même choix graphiques. Dans ce tableau, nous recensons les deux ou trois formes graphiques les plus fréquentes, les autres n’ayant été utilisées que par très peu de scripteurs au sein de chaque population. Pour le calcul des occurrences, nous avons neutralisé les accents pour ne compter qu’une seule variante (pevanor, pévanor, PEVANOR = pevanor) et les pourcentages indiqués entre parenthèses ont été calculés par rapport au nombre de réponses correctes.
Tableau 4. Relevé des formes récurrentes sur les pseudo-mots parmi les variantes acceptables sur le plan phonographique dans les deux corpus
enquêtés « bas » |
enquêtés « haut » |
|||||
micatole |
micatol |
micatole |
mikatol |
micatol |
micatole |
mycatol |
sirape |
sirap |
sirape |
cirape |
sirap |
sirape |
cirap |
dux |
dux |
duxe |
pas d’autre forme récurrente |
dux |
duxe |
pas d’autre forme récurrente |
gobar |
gobar |
gobard |
gobare |
gobard |
gobart |
gobar |
joc |
jock |
joc |
jok |
jock |
joc |
jok |
pévanor |
pevanor (55%) |
pevanord (23%) |
pevanore |
pevanor (52%) |
pevanord (29%) |
pevanore |
Au sein de chaque population, les enquêtés ont proposé des formes graphiques similaires. Sauf pour gobar, les deux formes graphiques les plus utilisées pour chaque pseudo-mot sont les mêmes dans les deux corpus. Ainsi, lorsqu’ils doivent écrire des items qui n’ont pas d’orthographe, les deux populations ont fait les mêmes choix en utilisant des combinaisons de graphèmes similaires, qui sont sans doute les plus caractéristiques du lexique du français. On remarque en effet que pour micatol, sirap, dux et pevanor, les enquêtés ont en majorité opté pour une graphie « simple », sans ajout de lettres muettes, en utilisant des suites de graphèmes relativement stables et fréquentes (Catach, 1980). Pour joc, on peut penser que les enquêtés ont choisi la graphie jock (33 % des enquêtés « bas » et 25 % des enquêtés « haut ») pour se rapprocher d’un prénom existant, Jack.
On observe néanmoins une différence dans le choix ou non d’ajouter une lettre finale muette pour gobar. Les enquêtés « haut » ont préféré l’écrire avec une lettre finale muette « d » (53 %) ou « t » (19 %), contre 29 % de formes en « d » pour les enquêtés « bas ». Le « d » a également été choisi en priorité comme lettre finale par les deux populations dans pevanord. Pour sirape en revanche, l’ajout d’un « e » muet final est davantage privilégié par les enquêtés « bas » (38 % contre 21 % pour les enquêtés » haut »).
Description des scripteurs rhônalpins : hétérogénéité des profils et des pratiques d’écriture
Nous présentons dans cette partie le profil orthographique et les pratiques d’écriture des enquêtés réinterrogés en 2014, à partir non plus des seules productions écrites mais de l’intégralité de l’enquête complémentaire (dictée et entretien). Etant donné qu’ils ont été sélectionnés sur la base du critère géographique (et avec un taux de perte relativement conséquent au vu des années écoulées depuis l’enquête de l’INSEE en 2011), nous ne disposons pas d’un échantillon représentatif de la population rhônalpine, ce qui nous empêche de rapporter les résultats à des variables sociologiques. Nous commencerons cependant par quelques éléments de présentation de cet échantillon à titre qualitatif, à partir des données de l’INSEE recueillies lors de l’enquête de 2011 (module biographique).
Présentation de l’échantillon
L’échantillon comprend 87 personnes dont 54 % d’hommes et 46 % de femmes. Toutes les tranches d’âge sont représentées, avec une proportion plus importante d’enquêtés âgés de plus de 40 ans, ce que nous expliquons par la difficulté à retrouver les enquêtés les plus jeunes presque quatre ans après l’enquête de l’INSEE (on peut notamment supposer que pour cette tranche d’âge les déménagements sont plus fréquents).
La majorité des enquêtés est née en France, avec seulement 9 personnes nées à l’étranger (Europe du nord : 2 ; Europe du sud : 3 ; Maghreb : 3 ; reste du monde : 1). Les données sociologiques de l’INSEE ne nous permettent malheureusement pas de connaitre précisément le pays d’origine de ces enquêtés. Par ailleurs, nous savons également que seuls 5 enquêtés n’ont pas débuté leur scolarité en France. Nous sommes donc en présence d’un échantillon en grande majorité scolarisé dans un contexte francophone.
Tous les enquêtés ont été scolarisés (les plus âgés sont nés en 1946) et seulement 10 personnes (dont 9 sont nées entre 1946 et 1959) déclarent ne pas avoir de diplôme. 60 % ont obtenu un baccalauréat (général, professionnel ou technique), 45 % ont un bac+2 ou plus ; le niveau d’étude augmente avec les jeunes générations. Nous disposons donc d’un échantillon mixte, âgé de 20 à 68 ans au moment de l’enquête avec une part plus importante de personnes âgées de plus de 40 ans. La majorité a obtenu un diplôme, près de la moitié ayant suivi des études supérieures.
À partir des réponses recueillies aux questions fermées, nous nous intéressons dans la partie suivante aux pratiques de l’écriture au quotidien, manuscrite ou électronique, à la maison et au travail, ainsi qu’au rapport à l’orthographe des enquêtés. Nous regarderons si certaines pratiques ou certains discours (utiliser un ordinateur au travail, déclarer qu’il est facile de ne pas de faire de faute d’orthographe, tenir des discours plutôt moralisateurs sur les personnes qui font des fautes) prédisent de bonnes compétences en orthographe et en morphologie15.
Rapport à l’écrit et usage de l’écriture des enquêtés « haut »
Plusieurs questions avaient trait aux usages de l’écrit, papier et numérique. Les résultats obtenus sont plutôt homogènes : 92 % déclarent écrire quotidiennement sur papier16. Lorsqu’ils écrivent de manière manuscrite, tous les enquêtés déclarent rédiger des textes (par exemple des courriers) y compris de la copie de texte comme des recettes de cuisine mais également des listes (par exemple de courses).
Presque tous les foyers (92 %) que nous avons visités étaient équipés d’au moins un ordinateur17, y compris chez les personnes les plus âgées de l’enquête ou vivant à la campagne. 35 % des enquêtés en possèdent même deux. La fréquence d’utilisation18 chez ceux qui possèdent un ordinateur est également homogène, la majorité (73 %) l’utilisant quotidiennement (plusieurs fois par jour : 47 % et 1 fois par jour : 26 %). L’utilisation d’un ordinateur à la maison est surtout liée à l’utilisation d’internet19 : 88 % l’utilisent pour naviguer et écrire, principalement des emails ou des commentaires dans les réseaux sociaux (64 %).
Si l’utilisation de l’écriture (manuscrite et électronique) à la maison est relativement homogène, c’est au travail en revanche que les usages de l’écriture diffèrent, avec près de la moitié des enquêtés (49 %) qui n’utilisent pas d’ordinateur dans le cadre professionnel20. En revanche, lorsqu’ils en utilisent un, la fréquence d’utilisation est en général très importante (plusieurs fois par jour pour 88 % d’entre eux). Pour autant, les enquêtés qui utilisent un ordinateur dans le cadre de leur travail n’obtiennent pas de meilleurs résultats que les autres en orthographe21 ou en morphologie22. Nous savons pourtant qu’une exposition quotidienne à l’écrit (y compris s’il s’agit d’écriture électronique) favorise les compétences orthographiques (Paveau et Rosier, 2008). Nous supposons que l’absence de lien dans cette enquête entre les compétences à l’écrit des enquêtés et une pratique fréquente de l’écriture, notamment dans le cadre professionnel, lieu important de préjugés (Paveau et Rosier, 2008) où l’orthographe est particulièrement surveillée, provient probablement du bas niveau de difficulté de la dictée. Celle-ci ne propose pas en effet de difficultés suffisantes, notamment en morphologie (cas de base de l’accord du participe passé par exemple), pour que les enquêtés aient eu besoin de faire appel à des règles complexes, demandant mémorisation et connaissance de la langue.
Lien entre performance et discours, entre contradictions et réalité
La dernière partie de l’enquête est constituée du discours des enquêtés, recueilli par l’intermédiaire d’un entretien (questions ouvertes) faisant appel à leurs souvenirs d’apprentissage de l’orthographe, à leur rapport à la langue française et à l’orthographe ainsi qu’au niveau de compétence à l’écrit qu’ils pensent avoir acquis. 83 entretiens ont été réalisés23. Dans cette analyse, nous nous intéressons aux attitudes des enquêtés qui se manifestent dans leurs discours et sont révélatrices de leur rapport à l’écriture et à la norme orthographique.
Entre 1987 et 1989, une enquête réalisée à Grenoble (Millet, Lucci et Billiez, 1990) avait permis de recueillir des discours sur l’orthographe d’adultes ayant un rapport quotidien avec l’écrit (enseignants, secrétaires, etc.). Les enquêtés avaient été interrogés sur leurs souvenirs d’apprentissage, leurs difficultés, et sur leur rapport à l’orthographe et à la norme, lequel apparait notamment dans les discours sur la faute. Le protocole de cette enquête ne prévoyait pas en revanche de production d’écrit, ce qui empêche de comparer les discours et les pratiques effectives. Ainsi, à 25 ans d’écart, nous comparerons les discours sur la faute recueillis par Millet et al. à ceux de l’enquête de 2014.
Rapport à l’orthographe dans les discours des enquêtés
Une grande majorité d’enquêtés semble accorder de l’importance à l’orthographe lorsqu’ils écrivent puisque 80 % affirment qu’ils cherchent toujours à écrire sans faute24. 14 enquêtés (17 %) disent adapter leur degré d’exigence en matière d’orthographe en fonction de leur interlocuteur ou du type d’écrit. 67 % des enquêtés « haut » estiment qu’il est facile pour eux de ne pas faire de fautes quand ils écrivent25. Ce chiffre peut paraitre faible à l’ère du numérique où l’accès aux dictionnaires et outils électroniques est facilité : ont-ils réellement conscience de leurs compétences orthographiques ? Ou se sous-estiment-ils dans leurs discours pour se protéger d’un jugement négatif en cas d’erreurs sur leur dictée ? Nous sommes pourtant loin du compte puisque lorsque l’on regarde le résultat obtenu sur l’intégralité de la dictée, il apparait que seuls 8 enquêtés (9 %) n’ont fait aucune erreur à l’exercice. Même en nuançant leurs discours et en tolérant quelques écarts à la norme, ils ne sont que 38 (44 %) à avoir fait au maximum deux erreurs. Les productions écrites ne vont donc pas nécessairement dans le sens des discours sur la faute et il semble ainsi qu’une partie des enquêtés surestime ses capacités en matière d’orthographe. De plus, les enquêtés qui déclarent qu’il est facile pour eux de ne pas faire de fautes d’orthographe ne sont pas nécessairement ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats en orthographe mais nous observons en revanche un lien significatif avec leurs compétences en morphologie26. Les enquêtés qui pensent ne pas faire de fautes d’orthographe possèdent donc, comme les autres, des zones de faiblesse dans le domaine lexical ; leur sentiment de compétence en orthographe parait davantage provenir d’une bonne connaissance en morphosyntaxe, ce qui leur a effectivement permis d’obtenir, dans la dictée, un bon score dans ce domaine.
Les erreurs produites par les enquêtés qui ont plutôt bien réussi la dictée (deux erreurs maximum) concernent autant l’orthographe lexicale (45 %) que l’orthographe grammaticale (42 %). Les erreurs de lexique portent principalement sur solennel, qui, nous le rappelons, a été particulièrement mal restitué dans les deux enquêtes (voir section 1.2), mais aussi sur les redoublements de consonnes de allumettes et arracher. Nous relevons enfin des erreurs isolées : *pinture, *fillancé, *tuyeau, *rum.
En morphologie, nous constatons quelques erreurs récurrentes sur *ciseaux, *tuyaux, *fiancée, *forts, *plate puis des erreurs isolées : *dégraisse, *bricolages, *rhumes, *a. La plupart des erreurs porte sur l’ajout d’une marque de nombre ou de féminin (pour *fiancée), que nous pouvons imputer, pour certaines, à la situation d’évaluation qui a pu pousser certains enquêtés à une attitude hypercorrective (Paveau et Rosier, 2008) : le « s » ajouté à tuyau, bricolage et rhume. D’autres erreurs relevées comme le marquage en nombre de l’adverbe fort et du nom tuyau, l’absence d’accord de plates ou dégraissent, ou encore l’absence d’accent sur la préposition à peuvent révéler que certaines règles ne sont pas automatisées. Nous nous interrogeons enfin sur les graphies *fiancée (3 occurrences) et *ciseaux (16 occurrences sur 87), qui reflètent peut-être davantage un effet de la fréquence27 de la forme fléchie sur les productions : fiancé que l’on trouve plus fréquemment avec la marque du féminin28 et surtout ciseau plus souvent écrit au pluriel29 (Ortéga et Lété, 2010).
Ainsi, même chez les meilleurs scripteurs, on observe une hétérogénéité dans les erreurs, dont l’origine semble variée : connaissance de la langue, influence de la fréquence ou effet du contexte d’évaluation. Malgré le lien observé entre les compétences en morphologie et le sentiment de maitriser le code écrit, il reste une part d’enquêtés qui semble surestimer ses compétences orthographiques, en faisant l’amalgame entre de bonnes connaissances en morphosyntaxe et une maitrise totale du système orthographique, y compris sur les mots irréguliers dont l’origine rend difficile la prédictibilité de la graphie (consonnes étymologiques, historiques, diacritiques). Ce décalage observé entre les productions et les discours est également révélateur d’un dialogue faussé entre ceux qui pensent savoir alors qu’ils ne maitrisent au mieux qu’une partie du système et ceux qui sont conscients de ne pas maitriser mais qui se savent jugés. Comme le montrent Millet et al (1990), même si la question du rapport à l’orthographe dans notre société reste délicate à définir, les discours font apparaître des contradictions et une tendance à valoriser la norme orthographique.
Rapport à la norme orthographique : classification des types de discours
Les discours recueillis dans le cadre de cette enquête ont finalement permis de faire émerger le rapport que les scripteurs entretiennent avec la norme orthographique, notamment lorsque nous les avons questionnés sur ce qu’ils pensent de l’orthographe du français30, ainsi que sur les images que véhiculent pour eux les personnes qui font des erreurs d’orthographe31. C’est principalement dans les discours sur la faute que les enquêtés se positionnent et révèlent, en creux, leur attitude vis-à-vis de la norme.
Dans les réponses fournies par les enquêtés, trois types de discours émergent : des discours plutôt moralisateurs sur l’orthographe (38 %), des discours plutôt compréhensifs (28 %) et des discours contradictoires ou mitigés de la part d’enquêtés qui déclarent ne pas se positionner sur ces questions (34 %). Nous avons construit ces catégories à partir de faits de discours qui nous ont semblé pertinents et qui permettent de cerner les différentes réactions des personnes interrogées. Dans l’enquête de 1990, Millet et al. avaient également relevé différentes attitudes dans les discours des enquêtés, dont la grande majorité se situait dans ce que les auteurs ont appelé l’« attitude enthousiaste » et l’« attitude contradictoire ». « L’attitude enthousiaste » pourrait être rapprochée des discours à tendance moralisatrice de notre enquête.
Les discours plutôt moralisateurs
32 enquêtés (soit 38 %) ont tenu des discours plutôt moralisateurs et normatifs. Leurs déclarations sont centrées sur l’importance de l’orthographe pour la communication, l’efficacité et la beauté du français. Les notions de correction, de clarté et d’esthétique sont, comme le rappellent Paveau et Rosier (2008), les traits définitoires du français depuis le 17ème siècle dans les représentations de la langue et fondent le « discours puriste ». Deux attitudes existent chez le puriste : une attitude nuancée qui indique les écarts à la norme et réagit à une hypersensibilité à la langue et une attitude réactionnaire qui se donne un rôle de censeur. Nous n’avons pas distingué ces différentes attitudes parmi les enquêtés que nous avons qualifiés de « plutôt moralisateurs », mais nous rejoignons la définition proposée par Paveau et Rosier (2008 : 12) : » le puriste évalue celui qui parle selon sa maitrise de la langue, sous l’angle de la richesse lexicale et de la correction grammaticale. Il cultive la nostalgie par l’idéalisation de pratiques antérieures érigées en modèles devenus inaccessibles. Il juge et condamne souvent, et ses positions relèvent parfois de la conservation exclusive du passé et d’un protectionnisme qui peut aller jusqu’au nationalisme. ». Nous avons en effet relevé que ces enquêtés semblaient entretenir un rapport d’attachement fort à l’orthographe, notamment lorsque les locuteurs justifient une complexité avouée de l’orthographe comme une nécessité pour être efficace.
« […] je pense que c’est une des orthographes les plus compliquées qui soit mais c’est justement ce qui fait sa beauté on va dire, son charme. » (Enquêté 5)
« […] je trouve qu’elle est bonne […] qu’elle est bien faite, elle est très explicite, elle permet de bien s’exprimer. » (Enquêté 3)
« Complexe, mais nous, on a une panoplie de mots qui est fantastique […] ce n’est pas évident d’écrire comme ça, il faut toujours se poser des questions et tout ça. » (Enquêté 9)
Les arguments avancés pour justifier la complexité de l’orthographe et défendre la langue sans réserve, et parfois avec mauvaise foi, avaient déjà été relevés dans l’enquête de 1990 conduite par Millet et al. On trouve également des discours conservateurs et lorsque la question des fautes d’orthographe est abordée, les réactions suscitées sont souvent virulentes :
« […] ça me choque énormément. » (Enquêté 9)
« […] ça m’énerve quand je vois ça. » (Enquêté 42)
« […] ça me scandalise. » (Enquêté 37)
Certains enquêtés tiennent parfois des discours hyper normatifs :
« Voir des fautes […] c’est à la limite du terrorisme » (Enquêté 5)
« Tout dépend ce que c’est, si c’est un ‘s’ quand c’est du pluriel, ça je ne pardonne pas » (Enquêté 17)
« […] moi certaines fautes d’orthographe personnellement ça me fait dresser les cheveux sur la tête. » (Enquêté 73)
La plupart des enquêtés qui adoptent des discours moralisateurs se présentent comme des détenteurs du savoir, allant même jusqu’à déterminer un quota d’erreurs tolérables, un type d’erreurs acceptables ou inacceptables ou encore un âge à partir duquel on ne doit plus faire d’erreurs :
« J’estime qu’à partir de cet âge-là tout le monde doit à peu près savoir écrire correctement » (Enquêté 55)
« Je suis assez sévère pour ça, j’estime qu’il y a des fautes qu’il ne faut pas commettre. […] il y a des fautes grossières que je n’accepte pas. » (Enquêté 63)
On trouve ainsi de nombreux jugements négatifs vis-à-vis du scripteur qui commet des erreurs d’orthographe, ces dernières affectant plus ou moins fortement selon les discours l’image que le scripteur transmet dans ses écrits voire sa crédibilité dans le milieu professionnel. Certains parlent d’impolitesse, comme si les erreurs étaient volontaires ; d’autres d’un manque de sérieux et de crédit :
« Ecrire une lettre, un texto à n’importe qui sans faire de fautes d’orthographe pour moi c’est une marque de respect. » (Enquêté 10)
« […] ça ne fait pas très sérieux » (Enquêté 1)
« Ça peut donner un mauvais a priori sur la personne […] » (Enquêté 57)
Le poids de l’orthographe dans le milieu professionnel revient souvent dans les discours :
« […] ça fait pas très professionnel. » (Enquêté 57)
« Les erreurs d’orthographe c’est un peu rédhibitoire quand on cherche du job. » (Enquêté 31)
On trouve également de nombreuses allusions à un manque de volonté au moment de la scolarité, comme si la responsabilité de faire des fautes d’orthographe était directement imputable aux personnes concernées :
« Il faut avoir de la volonté hein, c’est tout ! » (Enquêté 3)
« Pour moi ils ne veulent pas ... c’est la simplicité » (Enquêté 10)
« Je me dis qu’elles n’ont pas forcément bien travaillé à l’école » (Enquêté 24)
Paveau et Rosier (2008) soulignent que cette représentation qui consiste à croire que le travail suffit à rendre l’orthographe naturelle et intuitive est fréquente chez les locuteurs ordinaires comme chez les enseignants. Les discours sur la faute n’échappent pas non plus aux stéréotypes, avec la catégorisation en « classes anthropologiques » (par exemple « les jeunes ») qui sont les stéréotypes les plus ancrés dans la conscience populaire :
« […] c’est une très belle langue qui malheureusement est oubliée […] c’est générationnel » (Enquêté 62)
« C’est un truc qui se perd de plus en plus avec justement tout ce qui est ordinateur et tout ça. » (Enquêté 59)
« Maintenant les jeunes ils savent plus écrire même au lycée, au collège. » (Enquêté 13)
« On va finir par arriver à un jour où les gens se parleront en onomatopées. » (Enquêté 61)
Alors que le parler jeune n’est ni une réalité sociologique ni une réalité linguistique, cette catégorisation permet d’argumenter sur l’évolution du langage et la décadence de la langue. Enfin, certains discours entrent dans l’exagération avec l’argument d’une menace de voir l’écriture alphabétique transformée en écriture phonétique ou la langue prendre la forme d’onomatopées. Pour Paveau et Rosier (2008), ces représentations sont ancrées chez les traditionnalistes et les réfractaires aux réformes.
Nous avons également relevé des références, récurrentes mais imprécises dans les discours, à des textes remplis de fautes ; allusions que Millet et al. (1990 : 58) avaient également constatées : « Il semble […] que la hantise, la véritable phobie de la faute d’orthographe puisse bien entrainer certains à voir des fautes, là où il n’y en a pas, et peut-être aussi à en voir beaucoup, là où il n’y en a qu’une ou deux. ». À l’inverse des discours « plutôt moralisateurs », qui sont puristes et normatifs, nous avons relevé des discours que nous avons qualifiés de « plutôt compréhensifs », dont nous présentons les grandes caractéristiques.
Les discours plutôt compréhensifs
Dans les discours de ces 23 enquêtés (28 % des personnes interrogées), nous ne trouvons pas de jugement sur les personnes. Les enquêtés cherchent davantage à justifier les erreurs d’autrui qu’à accabler leurs auteurs et de fait, les responsabilités sont déplacées sur le système linguistique ou le système éducatif :
« Je n’en pense pas grand-chose parce que moi je peux en faire moi-même. » (Enquêté 13)
« […] ça me met plus en colère par rapport au système d’apprentissage que par rapport à la personne qui fait la faute. Parce que finalement si elle ne sait pas, si elle n’arrive pas à écrire, c’est parce que il y a un problème à la base » (Enquêté 48)
Une des raisons invoquée est la difficulté de la langue française ; puisque la langue est compliquée, il est normal de faire des erreurs d’orthographe :
« C’est très très dur en français l’orthographe. » (Enquêté 25)
« La langue française elle est tellement riche […] elle est tellement dense, on n’aurait pas de toute une vie pour tout survoler. » (Enquêté 22)
Mais c’est surtout l’école et le système éducatif en général qui sont incriminés :
« Ils ont mal été éduqués, ils ont mal été enseignés. » (Enquêté 25)
« C’est pas de leur faute si on leur apprend mal. » (Enquêté 70)
« Au niveau des élèves je pense qu’il y a eu un souci au niveau de l’apprentissage » (Enquêté 43)
On trouve également des discours qui évoquent la fatalité, comme si l’orthographe était innée ou ne l’était pas et que l’on était doué ou on ne l’était pas.
« J’ai toujours eu des séquelles pour l’orthographe et c’est de famille [rires]. » (Enquêté 39)
Dans l’enquête de Millet et al. (1990), ce type de discours était présent chez près de 50 % des enseignants interrogés.
Nous présentons enfin les discours que nous n’avons pas pu classer dans les deux premières catégories, du fait de la présence de nombreuses contradictions.
Les discours mitigés ou contradictoires
La dernière catégorie d’enquêtés tient des discours que l’on peut qualifier de mitigés, voire de contradictoires. Ils sont ainsi 28 (soit 34 % des enquêtés) dont les déclarations ne peuvent être classées ni parmi les discours moralisateurs ni parmi les discours compréhensifs car des représentations diverses s’y entremêlent.
« Rien de mal, j’en fais moi-même, je trouve que c’est tout à fait excusable. Après ça dépend je dirais du taux de fautes et du niveau de la personne […] je me dis la personne elle est vraiment en difficulté, alors soit elle n’en a rien à faire et on la changera pas, soit … et puis ça dépend de l’âge aussi » (Enquêté 40)
Millet et al. (1990) avaient également relevé une « attitude contradictoire » de certains enquêtés, notamment dans les discours des enseignants, qui ont une vision morcelée de l’orthographe, tiraillés entre leur opinion personnelle et leur point de vue de professionnel : « […] pour cette catégorie, l’orthographe en soi n’est ni facile, ni difficile, ce sont les gens qui ont ou qui n’ont pas de difficulté » (Millet et al., 1990 : 21). Ils instaurent dans leurs discours une distance avec l’orthographe en adoptant, le plus souvent, une attitude de consolation ou de résignation :
« Ben je n’en pense pas grand-chose parce que moi je peux en faire moi-même. » (Enquêté 13)
« […] ça m’arrive à moi alors je ne peux pas critiquer […] je ne peux rien dire je ne veux pas me faire incriminer non, je fais du mieux que je peux, on ne peut pas juger. » (Enquêté 14)
Cette position leur permet probablement de se rassurer sur leur propre niveau d’orthographe, en s’imaginant que leur indulgence vis-à-vis des erreurs des autres leur promet moins de sévérité de ces derniers. Mais pour Millet et al. (1990 : 23), cette attitude n’est finalement qu’un renforcement du mythe orthographique : « l’orthographe est à ce point une instance supérieure que personne ne peut atteindre sa perfection ». Ainsi, même si certains déclarent ne rien penser de particulier des erreurs d’orthographe, on trouve cependant de l’ambiguïté dans leurs discours ou une distanciation qui n’est peut-être qu’une façade, comme on peut le percevoir dans l’extrait suivant, qui laisse transparaitre le poids de la norme et le souhait de ne pas la transgresser :
« Ça ne me dérange pas si quelqu’un fait une faute. Après si c’est ma fille, si. » (Enquêté 47)
Certains enquêtés admettent que leur position est contradictoire mais d’autres ne se rendent pas compte qu’ils portent un jugement, ce dernier étant généralement peu flatteur :
« Je ne porte pas de jugement je me dis, l’erreur est humaine et en même temps ça m’interpelle vraiment » (Enquêté 37)
« […] ça peut me choquer, ça dépend du niveau aussi … niveau social de la personne quoi … des fois je me dis oulala hein ! [Enquêteur : et est-ce que vous portez un jugement ?] Non. » (Enquêté 23)
Dans le dernier extrait, l’enquêté 23 aborde la question du niveau social qui permet généralement de la condescendance mais le jugement est néanmoins présent et là encore, peu favorable. Millet et al. (1990) soulignent que le jugement porté sur la faute n’est pas objectif et que la valeur qui lui est attribuée fluctue en fonction de l’humeur et des préjugés : « […] si la faute est permise à certains, pour d’autres la faute reste la faute et ne peut être qu’une marque de bêtise. » (Millet et al., 1990 : 65).
Nous nous sommes ensuite interrogées sur l’existence d’un lien entre le rapport à la norme recueilli dans les discours des enquêtés et leurs compétences orthographiques observées dans la dictée. Nous avons ainsi regardé si les enquêtés qui ont tenu des discours moralisateurs sur la norme sont également ceux qui obtiennent les meilleurs résultats en morphologie, compétence, nous l’avons vu, particulièrement discriminante. Le test montre en effet que ce sont ces enquêtés qui réussissent le mieux la morphologie32, et si les enquêtés plutôt compréhensifs font plutôt partie de ceux qui ont obtenu les moins bons résultats, les scores des enquêtés mitigés sont en revanche hétérogènes. Les enquêtés plutôt moralisateurs sont également ceux qui ont obtenu les meilleurs résultats sur l’intégralité de la dictée : orthographe lexicale, pseudo-mots et morphologie33.
Ainsi, les enquêtés qui tiennent des discours conservateurs voire normatifs sont meilleurs que les autres en morphologie et obtiennent également de meilleurs scores à la dictée. Ces derniers, probablement davantage sensibilisés à la question de l’orthographe et à son poids social, ont été particulièrement attentifs à la réussite de l’exercice et ils sont effectivement plus compétents. Mais avoir de bonnes connaissances du système orthographique ne signifie pas nécessairement être normatif ou conservateur ; les enquêtés dont les discours sont mitigés ont obtenu des résultats hétérogènes et certains ont très bien réussi l’exercice, notamment sur la morphologie.
Des discours et des pratiques contradictoires
L’analyse des discours sur l’orthographe mise en lien avec les pratiques effectives relevées dans les productions écrites montre que lorsqu’il s’agit d’orthographe, tout n’est pas blanc ou noir. Nous avons en effet constaté que les discours avaient tendance à se construire au fur et à mesure de la discussion et des questions, avec des idées qui évoluent et qui s’affirment voire se contredisent, alors que les entretiens ne durent pour la plupart que quelques minutes. Concernant les questions fermées, les contradictions sont également présentes. Si les enquêtés déclarent, dans un premier temps, être plutôt à l’aise avec l’orthographe puisqu’ils ont peu ou pas de doutes et n’éprouvent que peu ou pas de difficulté lorsqu’ils écrivent (77 % déclarent « non » à la question 1134), 67 % admettent finalement hésiter souvent sur des points particuliers d’orthographe35 lorsqu’ils réfléchissent à leurs difficultés.
Par ailleurs, nous avons relevé une hiérarchisation de la faute dans les discours, avec des « erreurs d’inattention » auxquelles s’opposent les « grosses fautes », « impardonnables », de grammaire. Dans les discours plutôt compréhensifs, les erreurs sont banalisées. Lorsqu’ils abordent la question du type de faute, les enquêtés parlent de petites erreurs sans conséquence, pas de grosses difficultés qui affectent la compréhension : « Ce n’est pas leur faute, ce n’est pas une tare, s’il manque un ‘p’« (Enquêté 22), à l’inverse des discours plutôt « moralisateurs », nous l’avons vu, qui rentrent dans les extrêmes et les stéréotypes. Malgré l’importance sociale de l’orthographe, notamment dans le milieu professionnel, peu d’enquêtés soulignent que l’on accorde trop d’importance à l’orthographe. Car même si bon nombre s’en défendent, les discours et les réponses des enquêtés tendent à montrer qu’ils ont plutôt une attitude normative, souvent perceptible dès le début de l’entretien. Une grande majorité (80 %) affirme ainsi toujours essayer d’écrire sans faute, quel que soit l’interlocuteur ou le type d’écrit.
Cela rejoint les propos de Millet et al. (1990) qui montrent l’existence d’un tabou lié à la question de l’orthographe, que l’on perçoit notamment par l’absence d’attitude négative. Personne ne critique l’orthographe, ne la juge ouvertement : ce sont les scripteurs qui font des fautes, et ce sont eux que l’on juge. Cette attitude aurait pu s’expliquer par la sélection des enquêtés en 1990, qui étaient tous des professionnels ayant un rapport quotidien avec l’orthographe (enseignants, libraires, secrétaires, etc.) ; mais nous faisons la même observation dans notre corpus, pourtant hétérogène du point de vue des professions et des catégories sociales. Finalement, l’outil n’est pas jugé : il faut s’en accommoder, et, comme le montrent Millet et al. (1990), la contradiction générale qui apparait dans les discours prend la forme d’un renforcement de la norme orthographique. Ce renforcement ne serait alors qu’une solution apportée à la diminution de la sanction orthographique : car si la norme était respectée, il n’y aurait bien évidemment plus de sanction, notamment sociale.
Conclusion
Notre analyse du score orthographique sur les mots et du score phonographique sur les pseudo-mots obtenu par les deux populations enquêtées est révélatrice d’une réalité multiforme des compétences lorsqu’il s’agit d’orthographe, y compris chez les publics repérés en difficulté avec l’écrit. Nous avons montré la nécessité de proposer un test d’écriture révisé si l’on souhaite évaluer les compétences à l’écrit, les pré-tests en réception (lecture et compréhension) proposés par l’INSEE dans l’enquête IVQ s’étant révélés insuffisants. En effet, 33 % des enquêtés repérés en difficulté avec l’écrit ont obtenu un bon score de réussite à la dictée (plus de 80 %) et ont ainsi un profil orthographique identique à 88 % des enquêtés « haut ». Inversement, 12 % des enquêtés « haut » ont obtenu moins de 80 % de réussite à l’exercice et montrent des fragilités en orthographe. Etre moins bon que les autres en lecture ou en compréhension ne signifie donc pas nécessairement ne pas maitriser l’orthographe, et pour tester cette compétence, le choix des items, nous l’avons vu, est primordial.
Nous avons constaté que le lexique qui pose problème aux personnes les plus en difficulté avec l’écrit (mots peu fréquents ou aux correspondances phonie-graphie irrégulières), pose également problème à ceux qui sont plus à l’aise, même si les proportions d’erreurs sont bien inférieures pour ces derniers : solennel par exemple, a posé problème à 84 % des enquêtés « bas » et à 50 % des enquêtés « haut ». Tester les compétences orthographiques à partir de mots particulièrement rares ou irréguliers ne produit pas d’opposition nette entre deux groupes et ne permet donc pas de déceler des difficultés d’ordre lexical. Les mots rares ou irréguliers révèlent davantage la complexité de la question des compétences orthographiques et du rapport particulier que chaque individu entretient avec la norme.
La morphologie en revanche apparait comme un marqueur important de disparités dans les compétences à l’écrit. Dans notre corpus, la différence de compétences sur les deux accords en nombre de la première partie de la dictée (fromages et sentent) est particulièrement discriminante parmi les enquêtés du module « bas » mais très peu chez les enquêtés « haut ». En revanche, l’analyse de la morphologie des items concernant le rayon « bricolage » fait apparaitre des disparités, y compris chez ces derniers. Il semble donc nécessaire de tester les compétences en morphosyntaxe des enquêtés dans différents contextes, tel que le propose la deuxième partie de la dictée avec l’accord en nombre proposé dans des structures syntaxiques simples (ex. deux produits, quatre paquets, les clous) et plus complexes (ex. quatre paquets de vis plates, une boite d’allumettes), avec présence ou non d’un signal pour induire les marques de nombre. L’enquête de Lucci et Millet (1994) sur les usages orthographiques des scripteurs ordinaires avait également conclu à une concentration des difficultés dans certaines zones du système, notamment sur la morphologie, et cela quel que soit le niveau scolaire des personnes interrogées.
Dans le cadre de la révision de cette dictée, d’autres difficultés pourraient être testées : accord en genre et nombre de l’adjectif, infinitif vs participe passé (ex. si la boulangerie est fermée, passer au supermarché), quelques « homophones » (ou logogrammes) parmi ceux qui sont socialement valorisés (ex. et vs est, a vs à), sans pour autant investiguer des zones de grande fragilité où la variabilité est très importante (conjugaisons irrégulières, accord complexe du participe passé).
Le choix des pseudo-mots ainsi que celui de leur place dans la dictée est également une question importante. Par exemple, la dernière phrase de la dictée du module bas cumule les difficultés, avec deux mots rares et deux pseudo-mots dont l’un joc est peut-être trop proche du prénom jacques, que nous retrouvons dans les réponses (jacques, jack). Nous avons également constaté, grâce aux enregistrements de l’enquête complémentaire, que la prononciation inhérente aux enquêteurs pouvait impacter la réussite. Ce phénomène est probablement présent sur les mots peu fréquents également, comme solennel (/solønɛl/ vs /solanɛl/) et sur ceux dont la prononciation est proche d’autres items plausibles (ex. trois fromages qui ne sentent pas fort : /sãt/ vs /sõ/). Si l’on souhaite évaluer les compétences orthographiques et phonographiques à partir de l’oral, ce paramètre est à considérer : une dictée sous forme enregistrée et proposée dans de bonnes conditions d’audition (bruits extérieurs, voix, etc.) permettrait de limiter ce biais. Par ailleurs, les pseudo-mots, ayant entrainé des scores de réussite relativement importants y compris chez les enquêtés « bas », s’avèrent peu discriminants. On peut dès lors se questionner sur leur intérêt pour évaluer les compétences en phonographie. Les difficultés dans ce domaine ont en effet été révélées dans la graphie des mots, ce qui permet d’identifier les enquêtés qui ont des difficultés dans ce domaine, au-delà du respect de la norme orthographique (ex. rhume : *rime, *rune, *rom). En revanche, la polygraphie observée lorsque le principe phonographique est respecté, permet de rendre compte des représentations des scripteurs en matière d’orthographe, lorsqu’ils ont le choix : application d’une morphographie minimale et d’une orthographe épurée pour que la graphie remplisse une fonction de communication ou prise en compte de régularités du français (ex. ajout d’un « e » final muet ou d’un morphogramme lexical, marque de famille ou d’affixe).
Reste la question de la frontière entre « avoir « ou « ne pas avoir » de difficultés en orthographe. Il apparait déjà que « ne pas avoir » de difficultés en orthographe ne signifie pas nécessairement être infaillible en morphosyntaxe et en orthographe lexicale. Si tel était le cas, seuls 10 % des enquêtés « haut » dans notre corpus seraient de bons scripteurs. Par ailleurs, chez les enquêtés qui ont obtenu les meilleurs scores (avec deux erreurs maximum sur l’intégralité de la dictée), on observe une proportion similaire d’erreurs lexicales et d’erreurs en morphologie.
L’analyse des discours recueillis dans le projet complémentaire croisé avec les productions, nous montre également la nécessité de recueillir les discours des personnes interrogées à l’écrit car les capacités d’écriture et les compétences orthographiques s’évaluent aussi à partir du rapport à l’écrit et à l’orthographe des scripteurs « […] aussi longtemps que les mentalités continueront de surinvestir de valeurs culturelles et identitaires une orthographe ‘monstrueuse’, il sera impossible de doter les citoyens d’un niveau d’expression graphique à la mesure d’une société moderne. » (Jaffré, 2005 : 3). La question des représentations est ainsi un élément important pour établir chaque profil de scripteur, au-delà de la connaissance du système orthographique, notamment si l’on souhaite améliorer les compétences à l’écrit d’adultes en formation.